stock de fromages

Stocks alimentaires stratégiques en agriculture, mais de quoi parle-t-on au juste ?

Le stock en agriculture, on connait. Les céréaliers sont habitués du fait, de pouvoir conserver, chez eux ou par le biais de leur coopérative, le grain jusqu’à ce que les cours soient le plus favorables possible. Mais la notion de « stocks alimentaires », auxquels on adjoint volontiers le qualificatif « stratégiques », elle, parait plus nébuleuse. Alors que la crise économique née du coronavirus et du confinement pousse pourtant à utiliser plus largement cet outil. Décryptage.

Ces derniers temps, beaucoup de personnalités reconnues dans le monde agricole ont parlé de stocks alimentaires stratégiques. Christiane Lambert, la présidente de la Fnsea, a émis le souhait que la France s’en dote (notamment un article de L’Usine Nouvelle). Le député européen socialiste Eric Andrieu, membre de la commission agriculture du Parlement européen, a communiqué début avril sur la nécessité d’utiliser ces stocks pour éviter des baisses de prix trop importantes compte-tenu de la perte de plusieurs débouchés avec les confinements dus au coronavirus, et donc pour cela sur la nécessité d’ouvrir des financements européens favorisant ces stocks. Plus récemment, sa consoeur LR Anne Sander s’est elle félicité de l’aboutissement de ces tractations entre le Parlement et la Commission européens.

Mais de quoi parle-t-on au juste ? Que sont donc que ces stocks alimentaires, et en quoi sont-ils stratégiques ?

Les stocks céréaliers pas assez importants

Partons déjà des stocks les plus courants, donc les plus connus, les stocks céréaliers. Hé bien justement, pan la boulette, tout stratégiques qu’ils soient, ils ne sont pas considérés comme « alimentaires » ! Ou plus exactement, lorsque l’on parle de stocks alimentaires, c’est d’abord les produits de l’élevage (lait et viande), les fruits et légumes, et les vins qui sont visés. Du fait principalement du marché mondialisé des céréales, et des parts d’export très importantes, et de la spéculation d’abord financière par rapport à la gestion des stocks. Mais attardons-nous sur leur fonctionnement. Nombreux sont les agriculteurs qui stockent le grain directement sur leur exploitation. Et ceux qui ne le font pas, vendent à des coopératives qui, elles, ont des silos importants. L’objectif en la matière est de pouvoir attendre, de ne pas mettre le grain sur le marché au moment où les cours sont au plus bas. Il s’agit donc d’une spéculation pour gagner quelques euros de la tonne, lesquels seront bien sûr bien utiles ensuite dans la gestion de l’exploitation. Interviewé par WikiAgri sur les stocks en général, Eric Andrieu précise pour les céréales que 55 % des stocks mondiaux sont en Chine. « La Chine possède 9 mois d’autonomie céréalière après la fin de la campagne, là où l’Europe n’a que 43 jours« , détaille-t-il. Ainsi, il estime que pour les céréales aussi, il serait intéressant pour l’Europe d’augmenter les stocks, dans un souci de sécurité et d’autonomie alimentaires.

Mais au moment de son communiqué, il pensait à d’autres filières. Et surtout, il a fait partie de ceux (« tout comme l’ensemble du Parlement européen, mais aussi les 27 ministres de l’Agriculture du Conseil de l’Europe« ) qui ont demandé au commissaire européen à l’Agriculture Janusz Wojciechowski d’utiliser les outils de gestion de crise qu’il a à sa disposition pour lutter contre celle née du coronavirus. « Ce qu’il aurait dû faire spontanément compte-tenu de la situation, mais il a fallu lui demander…« , lâche notre interlocuteur. Or, ces fameux stocks alimentaires stratégiques font partie de ces outils.

Les prix sont « en train de sombrer pour le lait »

« Pour le lait, les prix sont en train de sombrer car l’industrie, sans raison évidente valable, veut se débarrasser de ses stocks, explique Eric Andrieu. L’Europe et la Commission européenne en particulier ont deux outils majeurs à leur disposition, l’intervention publique, et l’aide au financement des stocks publics. L’intervention consisterait à réduire la production. Je ne suis pas pour cette idée, car on ne sait pas quels seront nos besoins demain, peut-être devra-t-on produire à nouveau et il faut garder cette capacité. Moi, je prône l’aide au stockage privé.« 

Ainsi, les producteurs eux-mêmes s’ils ont la capacité de stock, ou les coopératives et autres industriels seraient-ils financièrement aidés par l’Europe pour la prise en compte du coût du stockage (sous forme de fromage, poudre ou beurre). Mais au moins n’aurait-on pas trop de lait par rapport aux besoins du marché du moment (la situation est compliquée, les confinements un peu partout dans le monde limitent les capacités d’échanges commerciaux, y compris à l’intérieur même des pays, ce qui implique que, même si le consommateur a l’impression d’avoir moins de choix dans ses linéaires en ce moment, il y a moins de ventes qu’avant le coronavirus). Au-delà, explique encore Eric Andrieu, « nous avons besoin de transparence sur les situations pour actionner les outils européens de gestion de crise. Or, nous n’avons pas d’informations de la part des industriels du secteur laitier, nous ne pouvons que constater que dans un marché, déséquilibré, comme il se trouve à l’heure actuelle, il existe une tendance irrationnelle à se débarrasser de ses stocks. C’est pour cela qu’il faut encourager les stocks.« 

La Commission européenne vient d’accepter d’actionner les outils de gestion de crise pour le coronavirus

Le principe est le même pour les produits de l’élevage à viande (bovine, ovine ou caprine) : moins de commerce, donc des risques de surproduction, et là aussi les stocks aident à éviter des baisses de prix. Idem pour les fruits et légumes, le vin, et encore quelques autres produits tels que ceux issus de la production de l’huile d’olive ou de l’apiculture.

La Commission européenne a d’ailleurs accédé, ce 22 avril 2020, aux demandes conjuguées du Parlement européen et du Conseil de l’Europe, en acceptant d’actionner les outils de gestion de crise, en particulier les aides pour le stock. Il existe une enveloppe pour cela, budgétisée, on ne devrait donc pas (en tout cas à l’heure actuelle) rechercher de nouveaux fonds pour financer ces outils.

Le cas particulier du vin et de la distillation de crise

Concernant le vin, le stockage n’est pas évident, le produit est « vivant ». La solution en cas de surproduction est ce que l’on appelle la distillation de crise, c’est-à-dire la transformation des excédents en alcool (qui lui peut être conservé). « Mais il ne suffit de la demander, reprend Eric Andrieu. Il faut aussi savoir à quel niveau de prix l’Europe peut aider à cette distillation. Si le prix est trop bas, elle n’est pas intéressante, et les producteurs mettront tout de même leurs vins sur le marché, mais moins chers, et feront chuter les prix de l’ensemble de la filière. » En d’autres termes, la distillation de crise doit à la fois absorber les excédents, et être suffisamment rémunératrice pour ceux qui la font jouer. En l’occurrence, à 40 € l’hectolitre (40 centimes le litre) subventionnés par l’Europe, elle n’aurait pas jouer son rôle. Eric Andrieu fait partie de ceux qui ont demandé et obtenu 80 euros l’hectolitre. « C’était indispensable, ajoute-t-il. Le vin était déjà en crise avant le coronavirus avec les mesures « Trump » décidées en fin d’année dernière contraignant fortement la mise sur le marché américain. Les échanges européens ont ensuite diminué avec les confinements, la consommation sur le marché français également du fait de la fermeture des restaurants et des bars… » Ainsi, 10 millions d’hectolitres vont-ils être distillés en Europe, dont 2 à 3 pour la France (presque autant pour l’Italie, et pour l’Espagne).

Des stocks pour gérer les crises… Quid de l’autonomie alimentaire ?

L’importance des stocks n’échappent donc à personne. Mais la question doit aller bien au-delà de la crise actuelle liée au coronavirus : sommes-nous en capacité d’assurer notre autonomie alimentaire en Europe aujourd’hui, en imaginant des crises à répétition ou autres situations avec des échanges internationaux compromis pour X raisons ? L’équilibre de pratiquement toutes les filières tient à la fois dans les débouchés internes mais aussi dans les capacités à exporter, et donc à importer en échange. On le voit cet exemple d’actualité des masques, si l’on n’est plus capables d’en fabriquer chez soi, alors on devient tributaires de ceux qui les vendent, et si la concurrence est rude, c’est plus dur d’en avoir, ou plus cher… Il en est de même pour notre agriculture et ses productions. Si le libre-échangisme présente bien des intérêts, aller jusqu’à s’interdire certaines productions au profit des seules importations (c’est le risque avec certains accords de libre-échange en suspens tels celui avec le Mercosur) pose directement la question de la sécurité alimentaire d’une part (les normes de production sont loin d’être les mêmes), et en prolongement de l’autonomie de l’Europe à nourrir ses habitants d’autre part. Or, au milieu de cette réflexion à mener, la capacité de stockage pour éviter de trop fortes fluctuations des prix mais aussi pour conserver l’aliment nécessaire, est cruciale…


Ci-dessous, le lait peut être stocké sous forme de poudre, de beurre, ou de fromage (photo Adobe).

Article Précédent
Article Suivant