Le gouvernement envisage de réglementer les horaires de passages des insecticides et phytos, qui ne pourraient plus être épandus que la nuit, de manière à favoriser la viabilité des abeilles. Un point de vue contesté par le terrain. Interviews d’un céréalier membre du réseau « biodiversité abeilles », d’un arboriculteur qui utilise des ruches pour polliniser ses vergers, et d’une viticultrice.

Cela ressemble à un coup politique sur le dos des agriculteurs, et ce n’est pas moi qui le dis, mais trois d’entre vous, interviewés pour donner un point de vue du terrain sur la mesure qui se profile, demandant aux agriculteurs de travailler la nuit parce que les abeilles vivent le jour. Ainsi, tout ce qui est traitement insecticide ne devrait plus être appliqué le jour, mais seulement la nuit (plus précisément, selon Libération, « un arrêté interministériel d’interdiction des épandages en journée est en cours de rédaction et devrait être publié au Journal officiel d’ici trois-quatre mois« , lien source en fin d’article). Une décision du porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll, prise à partir d’un rapport de l’Anses, sensé apporter une caution scientifique.
« Gare aux accidents la nuit sur les routes »
Rémi Dumery est non seulement un céréalier beauceron, il est également impliqué dans le réseau « biodiversité des abeilles », dont il est trésorier national. C’est-à-dire que, depuis plusieurs années, tout en poursuivant son activité agricole, il observe le comportement des abeilles. Mais dans un premier temps, c’est en tant que céréalier qu’il s’exprime : « Pour traiter la nuit, je vois déjà un danger, c’est celui d’emprunter les routes. La nuit, la notion de vitesse n’est pas la même, et être au volant de son engin très lent peut représenter un risque réel, encore plus qu’en journée. Ensuite, sur le champ, il faut être équipé, savoir bien éclairer : tout le monde ne l’est pas.«
« J’ai observé, le problème n’est pas la nuit, mais le nombre d’heures »
Il poursuit, en faisant valoir cette fois ses observations sur les abeilles : « La problématique avec les insecticides, ce n’est pas qu’on traite le jour ou la nuit, mais qu’ils soient déjà bien en terre au moment où les abeilles arrivent. Si on traite à 5 heures du matin, donc la nuit, et que le jour se lève à 7 heures, cela ne fait que deux heures que les traitements ont été épandus, et c’est donc dangereux pour la abeilles. En revanche, si les traitements sont appliqués la veille au soir, on arrive à 7, 8, 9 ou 12 heures avant le lever du soleil, et les insecticides ont eu le temps d’aller dans la terre pour jouer leur rôle salvateur pour les plantes, sans pour autant faire prendre le moindre risque aux abeilles. » Pour lui, le problème n’est donc pas jour/nuit, mais connaissance du terrain et de l’action à mener : « Les décisions ministérielles sont prises sans discussion préalable avec les premiers concernés, les agriculteurs. Nous sommes les premiers à savoir que nous avons besoin de pollinisation. Donc, nous travaillons en conséquence. Pour les colzas, moi je sais que je dois passer le fongicide avant l’insecticide, et non l’inverse, car sinon le fongicide peut masquer l’odeur de l’insecticide, et donc ne pas éloigner les pollinisateurs. Donner des informations justes incitant aux meilleures pratiques, je suis pour. Mais là, on veut nous obliger à agir selon des critères qui, en plus, ne sont pas les meilleurs. Nous sommes responsables, capables de lire des avis, comme ceux donnés par le Cetiom, et de faire évoluer nos pratiques en conséquence. Il serait peut-être temps que l’on s’en rende compte au ministère…«
« Des apiculteurs me donnent leurs ruches pour polliniser mes vergers, ils auraient donc tort ? »
Olivier Fraisse est arboriculteur en Ardèche. Il produit des abricots et des cerises, et ses vignes donne du vin de l’appellation Saint-Joseph. Pour lui, le traitement de nuit pose trois problèmes majeurs, compte-tenu aussi du bruit du matériel utilisé. « Par rapport à nos voisins, traiter de nuit, cela fait du bruit d’une part, et c’est très mal vu de toute façon d’autre part. Quand ça nous arrive, nos voisins nous font aussitôt remarquer que ça les gêne. Donc, par rapport à eux, on évite. Ensuite, cela signifie du travail supplémentaire à réaliser de nuit. Pour les petites structures comme la nôtre, cela veut dire plus de travail pour les exploitants. Moi, je bosse toute la journée, je ne pourrai pas en plus en rajouter la nuit. Enfin, il serait quand même temps que l’on regarde les entrepreneurs agricoles comme des gens responsables. Moi, pour polliniser mes vergers, je m’entends avec des apiculteurs près de chez moi : ils viennent déposer leurs ruches dans mes vergers. Croyez-vous vraiment que si ma manière de traiter mes arbres fruitiers posait un problème à leurs abeilles ils agiraient de la sorte ? Il faut arrêter de nous donner des leçons politiques, mais regarder la réalité du terrain. Moi, j’ai besoin de polliniser, alors je ne vais suivre une conduite qui mette en danger les abeilles. Et je n’ai besoin que l’on m’oblige à travailler la nuit pour cela.«
« Une réglementation de plus, mais qui va embaucher du personnel de nuit ? »
Fabienne Joly est viticultrice dans le Var. Elle élève un vin rosé, le Clos La Neuve. Elle assume par ailleurs des responsabilités de secrétaire générale de la Chambre d’agriculture de la région PACA. Pour elle, dans sa région, le traitement de nuit n’est pas un réel problème, car il existe déjà : « Nous sommes, souvent, déjà contraints de traiter la nuit à cause de la chaleur mais aussi du mistral, qui souffle moins fort la nuit, et donc avec un risque moindre de voir le vent déposer les traitements ailleurs que sur les cultures. Nous sommes obligés de traiter à cause de la flavescence dorée. Le problème pour nous viendrait de l’obligation d’adopter ce traitement de nuit. Car cela signifie avoir du personnel pour cela, plus cher parce qu’au tarif de nuit. Et ça devient ridicule et pénible de tout réglementer comme ça. Toujours plus de contrôles, de contraintes, qui génèrent des conflits, pour rien, parce que nous, agriculteurs, nous savons que nous n’avons rien à gagner à détruire les abeilles et donc nous y prêtons attention. Une fois de plus, l’impression qui est donnée est celle d’un coup de communication politique sur le dos des agriculteurs, sans le moindre souci préalable de vérification sur le terrain des conséquences éventuelles…«
Faut-il ouvrir les Cuma la nuit ?
Au-delà de ces témoignages, on pourrait citer les cultures qui ne peuvent être traitées que le jour (il en existe) comme les pois ou les féveroles. Ou encore les créneaux d’intervention qui diminuent (il ne faut surtout pas qu’il y ait de la pluie, du vent… la nuit, sinon l’agriculteur a veillé pour rien) avec les problèmes induits, par l’exemple pour l’utilisation des matériels en commun en Cuma (mais qui a fermé les hangars à clef la nuit ? Et à l’inverse, en laissant ouvert, plus de carburants dans les réservoirs… Mais surtout, sur des créneaux plus courts, plus de concurrence par machine)… On peut même imaginer l’agriculteur dormir avec un système d’alerte relié au pluviomètre et à l’anémomètre… Et, hop, quand ça sonne à 2 heures du mat’, on saute sur le tracteur !
L’Anses, davantage comme un institut de sondages que comme un organisme scientifique
Reste l’efficacité de la mesure pour les abeilles. La lecture du rapport de l’Anses (il fait 11 pages, vous avez le lien en fin d’article) laisse pantois, car finalement, cet organisme qui est sensé apporter une caution scientifique semble, une fois de plus, géré comme un institut de sondages, c’est-à-dire avec des questions orientées selon les voeux du commanditaire, et qui ne peuvent apporter que la réponse espérée. On y apprend « scientifiquement » que les abeilles vivent le jour… On peut même lire un constat d’échec cuisant de ladite étude en page 8, copié-collé également en page 9. Je cite : « La fréquentation des cultures par les abeilles domestiques, les bourdons et les abeilles sauvages, le manque d’information sur le niveau d’attractivité des cultures pour les abeilles domestiques, ainsi que la variabilité de l’attractivité des différentes variétés d’une même culture ne permettent pas de proposer une mesure fiable de gestion différenciée par culture. » Donc tous les agriculteurs doivent bosser de nuit, CQFD.
Et surtout, on ne demande pas, à aucun d’eux, ce qu’ils ont observé, eux-mêmes dans leurs cultures. Ouf, WikiAgri l’a fait !
En savoir plus : http://www.anses.fr/fr/documents/PHYTO2013sa0234.pdf (l’avis de l’Anses, sensé être « scientifique », commandité par le ministère de l’Agriculture pour asseoir sa décision politique) ; http://agriculture.gouv.fr/Point-d-etape-sur-la-mise-en-place (le plan du gouvernement) ; http://www.liberation.fr/terre/2014/04/28/pour-proteger-les-abeilles-les-epandages-de-pesticides-bientot-interdits-le-jour_1006490 (une des reprises médiatiques de l’information, ici par Libération).
La photo ci-dessous est signée Jean-Marie Leclère. http://www.a-votreimage.com.