Ce lundi 3 février, jour anniversaire (le quatrième) du vote de la loi française contre le gaspillage alimentaire, un colloque organisé au Sénat par Arash Derambarsh et la sénatrice Nathalie Goulet dressait une forme de « bilan et perspectives » sur cette lutte particulière. Il en ressort que, si les avancées sont évidentes, il reste beaucoup de travail à accomplir, mais aussi de l’espoir, en vertu des avancées en la matière obtenues par des start-up.
Ce lundi 3 février 2020, la salle Médicis du Sénat a accueilli une petite centaine de personnes entre le matin et l’après-midi à l’occasion d’un colloque intitulé « gaspillage alimentaire, 4 ans après la loi », divisé en deux parties, « état des lieux et bilan de la loi » le matin, « prochaines étapes » l’après-midi.
« Quand il y a des gens qui ont faim, on ne peut pas jeter de la nourriture, il faut la leur donner. » Cette « évidence« , selon l’ancien ministre et député Frédéric Lefebvre, ne fut pas si simple à transformer en texte de loi. A l’origine du projet en compagnie d’Arash Derambarsh, il explique ainsi que « sortir de la logique financière pour basculer sur une logique humaine » (c’est l’esprit de la loi d’il y a 4 ans, passer de l’incitation financière à donner à l’obligation de participer à la nécessaire solidarité envers les démunis) fut tout sauf simple. Ainsi, il identifie deux difficultés rencontrées avant le vote de février 2016 : « passer d’une logique d’intéressement à donner des invendus à une logique d’obligation à ne pas jeter » et « il fallait une capacité pour collecter en face, donc multiplier les collecteurs« , c’est-à-dire chambouler le monde associatif tel qu’il existait jusqu’alors. « Une multitude d’associations se sont créées« , ajoute-t-il.
Ce rappel était nécessaire pour montrer tout le cheminement qu’il a fallu emprunter (Arash Derambarsh l’avait d’ailleurs aussi expliqué dans son ouvrage autobiographique « Tomber 9 fois se relever 10 »). Car derrière le « bon sentiment », derrière l’évidence sur laquelle tout le monde se dit d’accord, rares sont ceux, finalement, qui acceptent de modifier leurs habitudes. Arash Derambarsh a complété ce propos en évoquant l’historique précis des tentatives pour ajuster différentes lois en glissant un amendement en faveur de cette vision de la lutte contre le gaspillage alimentaire, avant d’en arriver à cette fameuse loi.
Pour sa part, Geneviève Wills, directrice à Paris du Programme alimentaire mondial des Nations-Unies (PAM) pour la France et Monaco, a précisé que 821 millions de personnes ont faim dans le monde, avec une augmentation pour ces dernières années. Elle a évoqué l’action de sa structure à travers le monde, directement en lien avec tous les gouvernements. « Un tiers de la nourriture produite est gâchée« , constate-t-elle au niveau mondial. « Aujourd’hui, nous favorisons les circuits courts et les achats locaux, et aussi des actions sur les pertes après récoltes. Ainsi, au Soudan du Sud, au Nigeria ou au Burkina Faso, il y a 30 à 40 % qui sont perdus au moment de la mise en silo, il faut travailler sur le stockage.«
Elle a poursuivi avec les raisons qui l’ont poussées à soutenir l’action d’Arash Derambarsh. « Il nous a semblé essentiel de travailler pour intégrer le gaspillage alimentaire dans nos actions, à l’étranger mais aussi en France. (…) Nous avons apporté un soutien extrêmement actif aux associations dans le cadre de la lutte menée en France.«
Arash Derambarsh a repris la parole pour détailler la chaine alimentaire : (Elle) « comprend quatre éléments : la production, la transformation, la distribution et la consommation. Premier maillon de cette chaine, les agriculteurs sont pris au piège, premières victimes d’une situation qui voit la grande distribution détenir 80 % du marché, et donc fixer les cahiers des charges à sa guise. » Il explique aussi que les consommateurs sont, eux aussi, in fine, victimes de ce système : « Ils payent pour des critères choisis pour eux« . C’est pour cela, a-t-il ajouté, qu’il a souhaité que la loi de lutte contre le gaspillage alimentaire soit axée au niveau de la distribution. Rappelons que cette loi prévoit une amende, à l’origine de 3 750 € et récemment portée à 10 000 € par le législateur, contre la grande surface prise en flagrant délit (puisqu’il s’agit désormais d’un délit) de refus de don de nourriture retirée des rayons et encore consommable à des associations.
Dorian Dreuil, administrateur de Action contre la faim, a cité les axes essentiels de son association (son nom est explicite) et aussi l’intérêt porté sur la problématique de la lutte contre le gaspillage alimentaire. Au-delà, il a eu un propos fort intéressant concernant l’engagement citoyen : selon lui, notre époque vit un changement tel que le pouvoir n’appartient plus qu’aux seuls politiques, mais aussi aux mouvements citoyens. La lutte contre le gaspillage alimentaire est ainsi, selon lui, d’abord une action citoyenne, qui a trouvé des prolongements auprès de politiques ensuite.
Par ailleurs, en réponse à l’une des questions de la salle, Frédéric Lefebvre a repris la parole pour évoquer un projet qui lui tient à coeur, donner un toit à tous, en prenant comme exemple une initiative américaine menée dans l’Etat de l’Iowa : calculer ce que coûte le secours aux sans-abris pour réinjecter cet argent dans des logements offerts gratuitement. Au lieu de payer des maraudes, des assistances médicales, et autres, le contribuable, sans rien changer à son impôt, participerait ainsi à l’édification des logements nécessaires aux SDF.
Pour l’instant, il ne s’agit encore que d’un projet, qui doit encore passer par bien des étapes à commencer par une adhésion politique mais aussi populaire, mais l’idée émise par l’ancien ministre a déjà visiblement plu à une bonne partie de l’assistance, composée en grande partie de représentants du monde associatif.
La dernière partie de la table ronde du matin a tourné autour de la nécessité de faire vivre cette loi au-delà de nos frontières. Bien des efforts ont déjà été consentis dans ce sens, notamment une pétition européenne qui a recueilli plus de 1,5 million de signatures. Pour autant, toujours pas directive de la part de la Commission européenne, ou de projet de loi de celle du Parlement.
« On a eu deux sortes de guerres, sur les territoires et de religion. La prochaine pourrait être sur l’alimentation, et l’eau. Il faut faire vite !« , dixit Arash Derambarsh, argumentant ainsi sur l’urgence d’agir au niveau international pour éviter que des personnes aient faim pendant que d’autres soient dans une opulence telle qu’il y ait gaspillage. Frédéric Lefebvre a abondé dans ce sens, ainsi que Xavier Bertrand, le président de la région Hauts-de-France intervenant par téléphone, occupé par ailleurs.
Notons que, parallèlement, il y eut quelques interventions de représentants associatifs dans le salle faisant état, en France, de difficultés dans l’application de la loi : cela reste un des enjeux, obtenir des grandes surfaces un comportement moins rétif à ce don devenu obligatoire.
Une phrase de Frédéric Lefebvre a finalement fait le lien entre le colloque du matin et celui de l’après-midi, commentant les moyens à se donner pour appliquer la loi de manière plus systématique : « Il faut que tout le monde se mobilise pour faire connaitre le dispositif pour obtenir une sorte de mode d’emploi ; peut-être que des régions comme les Hauts-de-France ou d’autres pourraient proposer des concours avec des start-up pour trouver des moyens innovants de faire connaitre et de faire appliquer la loi. »
Le colloque de l’après-midi a eu trois intervenants. Je l’ai moi-même animé, accompagné de deux représentants de start-up : Jean Moreau, co-fondateur et président de Phenix, et Denis Olivier, CEO de MealCanteen.
Pour ma part, j’ai évoqué l’importance de la lutte contre le gaspillage alimentaire y compris pour les agriculteurs : s’il s’agit en premier lieu d’éviter d’avoir des personnes qui souffrent de la faim, le fait qu’il y ait gaspillage contribue à donner une image déplorable à l’ensemble de la filière alimentaire. Et s’il y a aujourd’hui de l’agribashing, c’est aussi pour cette raison, l’impression de surabondance, voire de surproduction, sans souci apparent de ce que devient la nourriture produite. Ce manque de considération est l’un des facteurs qui conduit nombre d’agriculteurs au mal-être, et jusqu’au suicide. En d’autres termes, en cherchant à solutionner le gaspillage, on aide non seulement les démunis à sortir de la faim, mais aussi des personnes en mal-être, dont un nombre important de paysans.
Phenix est une application qui existe depuis 2013-2014, a expliqué son président Jean Moreau. Elle consiste à trouver une seconde vie aux invendus alimentaires encore consommables. Trois canaux d’écoulement pour les produits alimentaires des grandes surfaces en fin de vie ont été mis au point : d’abord une application grand public qui permet aux consommateurs d’acheter à prix cassés ces produits sous forme de paniers individuels, ceux qui n’ont pas été retenus est proposé à toutes les associations caritatives de la zone géographique par palettes entières à travers une plateforme numérique, enfin le reliquat est proposé pour les animaux (via les éleveurs bien sûr) qui vont récupérer les fruits écrasés, le pain rassis… Phenix a créé 150 emplois en France depuis sa création, et a sauvé de la poubelle 70 millions de repas.
Le start-up MealCanteen (en français : « repas de cantine ») s’intéresse pour sa part à la restauration collective. Denis Olivier explique son principe : il s’agit de livrer uniquement les repas qui vont être consommés (et donc d’éviter tout gaspillage). Ainsi, les goûts de chacun sont identifiés, mais aussi les valeurs caloriques recherchées et bien d’autres aspects. On obtient des choix pré-définis (évidemment grâce à des questionnaires, personne ne choisit en lieu et place du consommateur), qui réduisent à la fois les files d’attente dans les selfs mais aussi le nombre d’assiettes qui ne sont pas finies : aux cuisines, on ne sort des réfrigérateurs que ce que voudra le convive. MealCanteen se rémunère sur les économies réalisées par les cuisines. « Le meilleur déchet, c’est celui qu’on ne produit pas« , une phrase prononcée dans la vidéo promotionnelle de MealCanteen qui sonne comme un slogan.
Si Phenix a été créé avant que ne passe la loi du 3 février 2016, celle-ci lui offre un argument de poids dans son approche avec les grandes surfaces pour éviter que la nourriture ne soit jetée. Pour autant, regrette Jean Moreau, « les contrôles manquent dans l’application de la loi, en dehors d’initiatives privées commes celles de Arash Derambarsh, rien d’officiel en vue, ce serait bien que la DGCCRF (Ndlr : l’organisme d’Etat chargé de contrôler les éventuelles fraudes) soit davantage sollicitée sur ce problème« . De fait, faute de ces contrôles, il observe qu’il n’y « a pas eu de mouvement massif pour spontanément faire respecter la loi » de la part des grandes surfaces. Il espère donc que soit constituée « une équipe à la DGCCRF qui soit axée sur cette loi« , qui visiblement n’existe pas aujourd’hui.
En revanche, pour Denis Olivier et sa start-up MealCanteen, clairement il manque quelque chose au niveau de la restauration collective, « pour réduire massivement le gaspillage alimentaire à sa source« , avec « un impact extraordinaire sur les gaz à effet de serre« , car « le gaspillage alimentaire est le troisième facteur mondial favorisant les gaz à effet de serre« . Donc, selon lui, le législateur doit intervenir aussi sur la restauration collective publique, il a des arguments chiffrés pour cela : « L’Ademe a défini que la perte du fait du gaspillage alimentaire est de 68 centimes par plateau repas. 4 milliards de repas sont servis par an, soit 2,7 milliards de dépenses inutiles en France – 35 milliards de repas en Europe soit 21 milliards d’euros – qui pourraient être réorientés sur du local, du bio, de façon à ce que cette restauration collective mange mieux, et avec un impact sur le kilomètre et le CO2 très inférieur à ce qu’il est aujourd’hui.«
L’action des start-up (bien sûr il en existe d’autres, mais Phenix et MealCanteen sont deux bons exemples) booste ainsi indéniablement l’évolution de notre société vers des prises de conscience vertueuses. Au même titre que les associations, elles sont actrices de la lutte contre le gaspillage alimentaire, peut-être en s’occupant moins du quotidien (encore que…), mais avec une vision davantage portée vers l’avenir.
Photos du colloque, ci-dessous Arash Derambarsh.
Ci-dessous, Geneviève Wills.
Ci-dessous, Frédéric Lefebvre.
Ci-dessous, Dorian Dreuil.
Ci-dessous, de gauche à droite, Denis Olivier, moi-même, Jean Moreau.