L’engrais azoté constitue la première des charges opérationnelle de la production du blé tendre en France. C’est aussi le premier poste d’émission de gaz à effet de serre. Dans ce contexte, réduire les émissions pour la production de céréales est un vrai défi.
L’agriculture française est actuellement le deuxième secteur émetteur de gaz à effet de serre, représentant 19 % des émissions nationales, dont 30 % proviennent des cultures, principalement à cause de la consommation d’engrais azotés. Si ces derniers ont permis d’accroître les rendements, leur fabrication se fait à partir d’énergie fossile par le procédé Haber-Bosch duquel ressort de l’ammoniac qui sert de base aux fertilisants azotés. Cette consommation d’énergie fossile représente entre 30 et 40 % du bilan carbone de l’engrais. Les 60 à 70 % restants sont liés aux émissions aux champs sous forme de pertes gazeuses de protoxyde d’azote (N²O) qui est un puissant gaz à effet de serre (GES). Aujourd’hui, réduire ces émissions est une priorité, inscrite dans des décisions stratégiques de l’Union européenne et de l’État Français à différents niveaux. Les filières européennes sont notamment mises au défi d’améliorer l’efficacité des engrais avec une réduction des pertes d’éléments nutritifs de 50 % d’ici à 2030 (Farm to fork) ce qui pourrait se traduire par une diminution de 20 % de la demande en engrais minéraux. Par ailleurs différentes traductions en France de la directive nitrates, ou des mesures françaises en faveur de la qualité de l’air, mettent déjà la pression sur les usages de l’engrais azoté. La taxation incitative est en discussion. Par ailleurs, la volatilité des prix et le dérèglement climatique rend parfois beaucoup plus aléatoire le retour sur investissement de l’engrais, ce qui en renchérit déjà la rentabilité des systèmes de grandes cultures.
La première mesure que les agriculteurs peuvent prendre pour décarboner leurs achats d’engrais semble déjà de se tourner vers les engrais plus efficaces et produits, si possible, en France ou en Europe. En effet, les (trop rares) sites français qui restent encore en activité ont globalement pu bénéficier de plans de réduction des émissions. Par ailleurs, ils produisent de l’ammonitrate dont le bilan pour le climat et les sols est meilleur. L’urée est notamment plus volatile et contient en elle-même une part de carbone qui est libérée obligatoirement lors de l’épandage. Même s’il est bien difficile de limiter ses usages d’urée ou de solution azotée, une démarche peut être envisagée pour tenter d’en maximiser l’efficacité par les pratiques. L’usage des inhibiteurs d’uréase notamment, ont montré leur efficacité en ce sens. Cependant, certaines formes pourraient perturber le bon fonctionnement des microbes du sol et la synthèse de protéines dans la plante. En effet, les enzymes apportées avec l’inhibiteur sont de nature à freiner également la synthèse des protéines, comme nous l’a précisé Francis Bucaille, agronome, ancien agriculteur sur 600 ha dans la Nièvre et auteur du livre « Revitaliser les sols ». C’est donc un élément à prendre en compte dans les choix qui sont faits. Une multitude de produits existent aujourd’hui pour additiver les solutions azotées ou les urées et certains fabricants assurent de l’innocuité de leurs solutions pour le microbiote des sols. Dans plusieurs pays européens, dont l’Allemagne, l’usage de l’urée doit réglementairement se faire avec un additif de protection. En France, il semble que l’agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) soit plus prudente afin de ne pas imposer des remèdes qui apportent également des effets secondaires indésirables. D’ailleurs, l’Anses réévalue régulièrement les inhibiteurs d’uréase pour les usages en France. Une autre démarche applicable dans le choix des produits est de se tourner vers les solutions mises en avant par l’Unifa (union des industries de la fertilisation) de fertilisation associée. Il s’agit de choisir des produits formulés avec des oligoéléments, voire des biostimulants pour accroître encore l’efficacité globale de la nutrition azotée en réduisant les pertes.
Pour aller plus loin dans la décarbonation de ses engrais, l’étape suivante est de se diriger vers des fertilisants eux-mêmes décarbonés au maillon de la production industrielle. Ainsi, nous agissons sur 30 à 40 % des émissions globales. Ces engrais arrivent déjà sur le marché français avec des acteurs comme Fertiberia ou Yara. En France, des projets industriels ont été d’ailleurs annoncés à l’horizon 2030, comme Fertighy qui associe l’union InVivo ou la collaboration entre Vivescia (les grands moulins de Paris) et NitroCapt, qui visent à produire localement des engrais bas-carbone pour une part significative des besoins nationaux (environ 15 à 30 %). Ces initiatives s’inscrivent dans une stratégie plus large visant à réduire la dépendance aux importations et à renforcer la souveraineté nationale.
Plusieurs technologies de décarbonation sont en train d’émerger et ces technologies entreront nécessairement en compétition les unes avec les autres avec des avantages économiques comparatifs qui ne seront pas les mêmes selon les ressources disponibles localement pour les acteurs industriels. Différents cabinets d’analyse évoquent des pays aux contextes favorables à l’émergence d’une industrie décarbonée de l’ammoniac comme les États-Unis et l’Arabie Saoudite. Le bureau d’études de la banque Rabobank évoque également des pays comme le Qatar, le Maroc, la Namibie, le Chili et l’Australie. Le projet conjoint annoncé fin 2023 par BASF et Yara pour la production de 1.5 million de tonnes (Mt) d’ammoniac aux USA semble le signe de l’attrait du pays pour les projets avec stockage de carbone (Ammoniac bleu). Les crédits d’impôt y sont accordés dans le cadre de l’IRA (Inflation Reduction Act), avec un prix du gaz faible. Il est à noter que les technologies de l’ammoniac bleu pourraient décarboner jusqu’à 95 % du carbone fossile utilisé. Cela pourrait en faire un produit redoutablement compétitif sur le marché européen comparativement aux technologies poussées en Europe d’ammoniac vert (à base d’énergies renouvelables) ou à base d’ammoniac rose (électricité nucléaire).
Avec la fin des quotas gratuits d’émissions de gaz à effet de serre à partir de 2026 et jusqu’en 2034 pour les industriels européens, il est prévu que le nouveau mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) en cours d’expérimentation, protège les fabricants européens d’engrais par des taxes pour les produits importés selon leur niveau d’émission de gaz à effet de serre. Une nouvelle géopolitique des engrais décarbonés pourrait ainsi voir le jour pour l’Europe avec les taxes et la réglementation comme moyens de pression et de protection. Le risque est aussi de voir un marché des engrais à deux vitesses. D’un côté, un marché mondial des engrais azotés uréiques et polluants à coût modique dont l’IFA (association internationale de la fertilisation) s’attend à une forte hausse des capacités de production à horizon 2028 (ce qui pourrait créer un marché durablement à faible coût pour l’azote conventionnel). Et de l’autre, un marché européen des engrais décarbonés qui coûteraient de deux à trois fois plus chers. En parallèle de quoi, une compétition d’usages pour l’ammoniac vert pourrait voir le jour, car ce produit est amené à jouer un rôle absolument central dans la décarbonation de l’économie mondiale. L’ammoniac est en effet un produit qui permet de transporter l’énergie hydrogène avec infiniment moins de risques et infiniment plus de facilité opérationnelle pour le stockage. En outre, le secteur maritime pourrait utiliser directement l’ammoniac comme carburant pour les navires.
L’espoir de réduire les émissions directement aux champs ne doit pas être négligé. En effet, ces émissions représentent en réalité l’essentiel du bilan carbone des engrais (entre 60 et 70 %). Avec les économies d’azote liées à l’emploi de leur biostimulant maison « Fertiroc » (voir page XX), des agriculteurs mosellans estiment qu’ils contribuent à réduire les émissions de gaz à effet de serre autant qu’avec l’usage d’un engrais à base d’ammoniac vert. Tout l’enjeu de la réduction des émissions aux champs est aussi de bien évaluer les bénéfices de certaines pratiques alors qu’il n’existe pas encore de méthodologie validée scientifiquement et que le système sol-plante-climat est un système complexe.
Dans bien des cas, la transition vers la décarbonation des engrais et des émissions aux champs s’annonce coûteuse. Que ce soit par le prix de l’engrais ou l’accompagnement et le développement de pratiques aux champs. Le risque majeur pour les céréaliers est celui de perdre de la compétitivité face aux autres pays producteurs de céréales avec risque d’importation de céréales à moindre coût et difficultés d’exporter. Aujourd’hui, le marché des engrais décarbonés est encore un marché de faibles volumes. Ils parviennent à s’intégrer dans des filières sous la houlette de l’engagement de quelques entreprises agro-alimentaires avec répercussion du surcoût aux consommateurs. Une stratégie de montée en gamme qui risque certainement de plafonner, car la niche de marché des grandes marques n’est pas extensible à l’infini.
Alexis Dufumier