Le discours prononcé ce 11 octobre à Rungis par le Président de la République est salué par beaucoup comme redonnant de l’espoir aux agriculteurs. Attention ! Sans prêter l’oreille aux critiques éventuellement faciles mais au contraire en analysant le texte avec minutie, avec l’aide d’un avocat spécialisé pour les questions de faisabilités juridiques, il apparait que l’essentiel des annonces ne sont qu’effets de manches…
A l’intérieur de la contractualisation, la mesure-phare, le calcul du prix à partir du coût de revient de l’agriculteur et non plus à partir du prix de vente, semble faire l’unanimité. Pourtant, en soi, si cette annonce devait être suivie d’effet, elle porte les germes de l’arrêt définitif de bien des exploitations. En effet, qui peut dire aujourd’hui quel est le coût de revient de la ferme France ? Il change d’une ferme à l’autre ! 450 000 exploitations en France, autant de coûts de revient différents. C’est une spécificité agricole par rapport aux autres domaines économiques. Sans même avoir besoin d’aller chercher la plaine par rapport à la montagne, deux exploitations quasi identiques côte-à-côte ne présenteront pas le même coût de revient, car elles n’auront pas été impactées de la même façon par nombre de facteurs : qualité du sol, météo, mode de production, investissements dans le matériel (et donc aussi équipements en matériels), investissements fonciers, rendements, choix de l’agriculteur (agronomiques pour les parcelles en céréales, en races et façon de les élever pour les éleveurs, et ainsi de suite pour les maraichers, viticulteurs, etc.), sans parler des impondérables (maladie des plantes ou dans un élevage…).
Y compris pour un agriculteur, c’est devenu compliqué de calculer son propre coût de revient ! Je connais ainsi des cas où des magasins de producteurs ont été lancés (rien de tel que la vente directe), mais où au moment de fixer les prix, on s’est finalement pratiquement aligné sur ceux pratiqués par ailleurs, car c’était plus simple…
Enfin, pour en finir avec ce coût de revient, pour un seul agriculteur toujours, il évolue dans le temps, et parfois très vite et à forte fréquence ! Cela signifierait-il des négociations à n’en plus finir pour recalculer de nouveaux prix d’achat sur la base d’un indice renouvelé sans cesse ?
À partir du moment où le coût de revient n’est pas calculable, comment fonder les prix d’achats et de ventes dessus ? L’unique possibilité qui vienne à l’esprit consiste en un calcul moyen, forcément artificiel, réalisé par des fonctionnaires. Dans ce cas, ceux qui seraient en-dessous de ce coût de revient « officiel » seraient certes gagnants… Mais les autres ? J’étais personnellement à l’écoute des familles endeuillées par un suicide agricole lors de la journée d’hommage qui leur était dédiée dimanche dernier. Une femme me disait que son frère (qui s’est donc donné la mort) avait 18 emprunts en même temps, soit, en cumulé, 6000 € de remboursements chaque mois. En quoi une vente liée au coût de revient, quasi incalculable dans son cas (pas si isolé hélas), aurait-elle pu l’aider ? C’est la question que j’ai posée à Me Nicolas de la Taste, avocat associé au sein du cabinet Cornet Vincent Ségurel (ou CVS) à Nantes, qui compte parmi ses clients de grandes coopératives. « Effectivement, répond-il, d’un strict point de vue technique, que ce soit en termes de comptabilité ou juridiques, cette mesure me semble très difficile à mettre en oeuvre…«
Autre annonce : le redressement du calcul du seuil de vente à perte de la distribution. Me Nicolas de la Taste en précise les contours juridiques : « J’ai lu plusieurs interprétations rapides sur ce point. Techniquement, il ne s’agit pas d’interdire la revente à perte, car elle déjà interdite en France depuis 2008. Et ce n’est pas non plus de la LME (Ndlr : loi de modernisation de l’économie adoptée en août 2008) dont il est question, mais de la loi Châtel du 3 janvier 2008. Très précisément de l’article L 442-2 du code du commerce. Dans les propositions émises par le Président de la République, je comprends qu’il veut faire évoluer les références à partir desquelles est calculé aujourd’hui ce seuil de revente à perte. Y inclure le transport notamment. Il peut légitimement le faire en France sans problème vis-à-vis du droit européen.«
Donc sur ce point particulier, oui, il y aura un gain pour les fournisseurs que sont les agriculteurs. Même si la réaction de Michel-Edouard Leclerc sur son blog semble signifier que cette mesure n’aura qu’un faible impact.
Autre point, le Président de la République a insisté sur les groupements, il a rappelé qu’il n’y avait que 6 centrales d’achat en France pour la distribution, et beaucoup trop de représentants agricoles. Il souhaite donc inciter aux regroupements, et a même annoncé une loi sur le sujet pour le premier semestre 2018.
Or, problème, il existe des exemples où des groupements ont été condamnés par l’Europe pour entente sur les prix. Le plus récent concerne l’endive. Alors qu’Emmanuel Macron insiste sur ces regroupements d’agriculteurs, pour effectivement parler prix… Et là, Me Nicolas de la Taste tire carrément la sonnette d’alarme : « C’est un terrain miné ! Est sujet à caution en vertu du droit européen tout ce qui est éventuellement synonyme d’entente. Il s’agit même d’un des principes fondamentaux qui régissent le droit européen : l’interdiction des ententes. Un regroupement ne doit pas vouloir dire « entente », c’est interdit, et ce ne sera pas négociable avec l’Europe. On ne peut pas aligner ses prix, l’Europe considère que c’est de l’entente. Car si on aligne les prix, in fine, ce sera au détriment du consommateur.«
En d’autres termes, si inciter les producteurs à se réunir davantage en groupements et à s’organiser peut présenter éventuellement d’autres avantages, ce ne pourra pas être par rapport aux prix. Alors que c’est pourtant comme cela que le Président de la République l’a « vendu » dans son discours… Ces annonces, Me Nicolas de la Taste considère qu’elles forment une « tête d’épingle« , avec « beaucoup d’éléments qui finalement échappent au contrôle de l’Etat« . Il constate que « tous les 10 ans ou presque (Ndlr : loi Galland en 1996, LME en 2008), on remet en cause la liberté du commerce avec une intervention de l’Etat » plus ou moins prononcée.
On a donc un discours présidentiel qui plait visiblement au regard de la majorité des communiqués reçus, mais dont les annonces sont majoritairement fondées au mieux sur un parcours à embûches, au pire sur du vent.
Emmanuel Macron a par ailleurs évoqué « une loi qui pourra prendre la forme d’ordonnance » (35e minute de son discours). Or « il ne peut être question, ou bien uniquement d’une loi, ou bien uniquement d’une ordonnance« , précise encore Me Nicolas de la Taste. La loi, c’est le passage devant le parlement avec des discussions, des débats, et des amendements apportés par celui-ci. L’ordonnance passe devant le parlement pour être votée, ou non, mais sans possibilité d’amendements.
Dans son discours, Emmanuel Macron disait envisager l’ordonnance pour « aller vite » car « il y a urgence« . Mais cette « urgence« , à bien y regarder, ne passera finalement que près d’un an après l’élection présidentielle. Soit plusieurs centaines de suicides dans la profession plus tard, et malheureusement avec le risque d’un texte extrêmement compliqué à mettre en oeuvre, qui ne résolve qu’une faible partie des problèmes, à la marge. Tant qu’à avoir attendu un an, pourquoi ne pas autoriser les élus de la République à l’améliorer ? Ou a-t-il une si piètre opinion d’eux qu’il les estime, par exemple, sous l’influence de lobbys ?
On pourrait aussi se poser des questions sur ce qui ne figure pas dans son discours : les évolutions sociétales (filières animales et vegans, etc.), la forme économique de l’entreprise agricole (comme l’ont dénoncé certaines coopératives ou l’agro-économiste Jean-Marie Séronie), ou encore le débat européen (c’est tout de même la Pac qui décide de beaucoup de choses pour l’agriculture française) réclamé pourtant par des personnes aussi diverses que François Lucas (Coordination rurale) ou Michel Dantin (député européen PPE) avec bien sûr des opinions différentes, mais qui n’ont pas pu s’exprimer l’une comme l’autre lors des ateliers préliminaires à ce discours.
Enfin, évidemment le plus important, la ligne directrice générale, avec sa portée humaine. Emmanuel Macron demande « à chacune et chacun dans les filières de porter sa (propre) stratégie et de ne pas attendre que la stratégie soit dictée par la crise internationale« , alors que là, justement, il eut été légitime qu’un chef de l’Etat dise ce qu’il souhaite lui-même, concrètement, pour l’agriculture de son pays, et pour ses agriculteurs, aucun droit européen ne l’en aurait empêché. En refilant le bébé « aux filières« , c’est aussi l’échec patent des états généraux de l’alimentation qu’il veut leur faire endosser.
Ci-dessous, le logo des états généraux de l’alimentation, #EGAlim.
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qu’elle proposition dans ce discours pour changer ceci: https://www.senat.fr/questions/base/2017/qSEQ170124706.html