Lors de sa conférence de presse annuelle, Agritel, expert des marchés agricoles, a souligné que les prévisions de récoltes des grands pays producteurs de céréales masquent un déséquilibre croissant entre les quantités de céréales engrangées de qualité fourragère et les quantités de blé meunier disponibles.
Aux 1 1497 millions de tonnes (Mt) de céréales secondaires qui seraient récoltées et engrangées dans le monde, destinées à l’alimentation animale et à la transformation industrielle, il faut ajouter les millions de tonnes de blé de qualité fourragère chinoises mais aussi nord européennes récemment moissonnées.
Dix, vingt ou trente millions de tonnes : en Chine, il est difficile de savoir quelles quantités de grains moissonnées ne seraient pas panifiables. Mais en Europe continentale (Russie, Ukraine, Union européenne), 96 Mt de blé sur les 240 Mt récoltées seraient de qualité fourragère, soit près de 16 Mt de plus que l’an passé.
Plusieurs causes expliquent ce déclassement observé ces dernières semaines : les précipitations abondantes durant la période des moissons au nord de l’Union européenne, en Chine et dans certains oblasts russes. Mentionnons aussi un apport insuffisant d’engrais azoté sur les cultures de céréales en Ukraine.
En Chine, l’Empire du milieu puisera dans ses stocks de blé et en importera au moins 14 Mt de qualité meunière pour alimenter la population. A contrario, l’Empire du milieu serait amené à importer moins de maïs (23 Mt) et de tourteaux qu’estimées par l’USDA.
Dans l’Union européenne, seules 136 Mt de blé panifiables seraient disponibles à la consommation et à l’exportation contre 173 Mt en 2020-2021 alors que la récolte de grains était à peu près équivalente.
Dans le reste du monde, aucun pays exportateur majeur ne serait en mesure de prendre le relais. Le Canada ne produirait que 28 Mt de blé selon Agritel et non pas 33,8 Mt comme annoncé par l’USDA. Le pays est confronté à un nouvel épisode de sécheresse et d’incendies qui détruisent les forêts et ravagent les récoltes.
La production canadienne de blé dur pourrait aussi être affectée par les conditions climatiques du moment. Au mois de juin dernier, le Conseil international des céréales tablait sur 5,7 Mt. Pour autant, le scénario de 2021 n’est pas encore redouté. Seules 3 Mt avaient alors été récoltées.
Dans l’Hémisphère sud en Argentine, la sécheresse engendrée par l’El Nina depuis 2-3 ans perdure. Au vu des surfaces emblavées, le potentiel de production est de 17,5 Mt alors que le pays misait sur au moins 20 Mt.
En Australie, le retour d’El Nino réduira probablement les disponibilités en grains d’une dizaine de millions de tonnes par rapport à l’hiver 2022-2023. Le potentiel de production est estimé à 28,7 Mt.
Et en se projetant en 2024, on sait d’ores et déjà que les agriculteurs ukrainiens auront encore plus de difficultés pour emblaver leurs champs l’automne prochain faute de moyens financiers et d’engrais suffisants. Ils sont contraints de brader leurs grains 100-110 euros la tonne alors que leurs coûts de production s’établissent autour de 150 euros.
Aussi, le marché mondial de blé meunier s’annonce plus tendu qu’attendu au début de l’été.
Tout d’abord, l’offre mondiale de blé disponible à l’export des huit pays exportateurs majeurs de la planète ne serait que de 178 Mt et non pas 190 Mt comme la campagne passée.
L’Inde ne viendra plus en appui comme les années passées .Et l’offre de blé meunier disponible à l’export serait même encore plus faible si on retire les millions de tonnes de grains de qualité fourragère qui seront déclassées.
Dans ce contexte, la domination russe sur les marchés des céréales s’impose d’elle-même.
Le potentiel d’exportation de 48 Mt représente 30 % des capacités exportables dans le monde.
Or une partie des ports maritimes russes est située dans des zones à risque. Les primes d’assurance et les coûts de logistiques tirent les prix FOB à la hausse de plus de 20 dollars par tonne depuis le début de l’été. Ils s’alignent sur ceux de Rouen, dorénavant équivalent à ceux de 2021.
En fait, les opérateurs sont à la merci de la moindre nouvelle qui ferait obstacle aux expéditions de grains depuis le bassin de la Mer Noire.
Si l’accès à la Mer d’Azof est trop risqué, plus aucun cargo ne s’y aventurera.
Et comme on l’a vu, aucun pays exportateur de blé n’a la possibilité de prendre le relais.
Dans l’état actuel des choses, les stocks de report de blé sont d’ores et déjà estimés à 55 Mt, soit 14 % de la consommation de ces pays.
A l’export, la marge de la France est de 500 000 t et celle de l’Union européenne, de quelques millions de tonnes supplémentaires. Actuellement, la prévision des Vingt-sept porte sur 33 Mt.
Les cours des céréales, actuellement inférieurs de 100 € par tonne à leur niveau de l’an passé, flamberaient à nouveau si la Russie ne pouvait plus exporter de grains.
En revanche, l’Ukraine a prouvé une nouvelle fois sa détermination pour entraver le blocus économique imposé par le Kremlin et l’armée russe en développant des capacités de transport et d’expéditions alternatives (ports fluviaux, voies ferrées, camions).
Equivalentes à celles dont disposait le pays sur la Mer noire avant la guerre, elles permettraient de d’acheminer jusqu’à 50 Mt de marchandises.
En l’état, ces capacités de transport pourraient alors suffire pour exporter les récoltes de l’année. Mais sans les ports fluviaux, ces mêmes capacités de transport n’excèderaient pas 20 Mt !
Légende photo: Gautier Le Molgat, directeur général d’Agritel (à gauhe) et Alexandre Marie, analyste marchés.