Pour la première fois, un débat significatif a eu lieu au Sénat sur le suicide des agriculteurs ce jeudi 12 décembre 2019. Et au terme de 100 minutes d’échanges sur le sujet, la Haute Assemblée a décidé d’ouvrir une enquête pour mieux connaitre le phénomène, en vue de lui apporter des solutions.
C’est une grande première. Jamais la problématique de la surmortalité par suicide chez les agriculteurs n’avait à ce point mobiliser nos élus nationaux, qui plus est pour arriver à un consensus, tous groupes politiques confondus, sur la nécessité d’ouvrir une enquête pour mieux appréhender le phénomène et ensuite légiférer afin de trouver des solutions.
Deux hommes sont à l’origine de ce débat inédit au Sénat.
Le premier, c’est Edouard Bergeon. Le réalisateur du film Au nom de la terre a ensuite porté son oeuvre dans les sphères décisionnelles, organisant plusieurs projections privées, dont une à destination des sénateurs. Incontestablement, il éveillé les consciences des élus du territoire, particulièrement sensibles à tous les malaises ressentis dans la ruralité. Il est donc l’élément déclencheur, d’ailleurs cité à plusieurs reprises par les différents sénateurs qui se sont exprimés lors de la séance publique de ce 12 décembre. L’un d’entre eux a même suggéré que si une loi devait aboutir de leurs travaux, elle devrait s’appeler « loi Bergeon »…
Le second, c’est le sénateur Henri Cabanel, viticulteur de l’Hérault, qui a décidé de s’emparer du sujet à bras-le-corps. Le suicide agricole, il lui est arrivé de le mentionner à plusieurs reprises au fil des années dans l’hémicycle. Cette fois, il s’est agi de bien plus qu’une mention. Il a en effet d’abord déposé une proposition de loi, intitulée « Prévenir le suicide des agriculteurs« . Une loi insuffisante, ne faisant référence qu’aux seules banques, mais qui a eu le mérite d’ouvrir le débat. « Ce que je voulais, a-t-il confié à WikiAgri au terme des débats, c’était entrainer une réaction de tous les sénateurs. » Objectif atteint ! Car si la loi en elle-même a été retirée par son auteur sans donc passer au vote, la proposition émanant de sa consoeur Françoise Férat, consistant à demander un renvoi devant la commission des affaires économiques du Sénat pour qu’une enquête y soit diligentée, a elle fait l’unanimité. Le mot « enquête », d’ailleurs, est en soi impropre, il échappe au jargon approprié du Sénat. Sa forme pourrait être une mission parlementaire, ou un rapport, ce sera donc à la commission des affaires économiques de le décider. Mais il est désormais acquis que plusieurs sénateurs de tous les groupes politiques vont former un ensemble qui auditionnera autant d’intervenants qu’ils le souhaitent pour bien comprendre la situation, et être à même d’apporter, au terme des ces auditions, des propositions de solutions (lois, mesures, recommandations…).
Avant de parvenir à cette unanimité en faveur de l’ouverture de cette enquête au niveau de la commission des affaires économiques, il y a donc eu un débat. Le tout premier dans le genre sur ce thème ! Pendant une heure et 40 minutes (qui eut cru que l’une des deux chambres parlementaires pourrait un jour passer 100 minutes à discuter du suicide ?). Des sénateurs de tous les groupes politiques se sont succédés dans l’hémicycle. Si certains ont semblé mieux renseignés que d’autres dans leurs arguments, tous ont eu en commun le souci de vouloir participer à une action concrète pour juguler la surmortalité par suicide des agriculteurs en France. En terme politique, il est extrêmement rare qu’une telle unanimité se déclare aussi spontanément, une forme d’union sacrée parlementaire.
Dans son allocution (la première du débat), Henri Cabanel a évoqué « le prix non rémunérateur, celui du travail acharné qui ne paye plus, celui de l’aléa qui va tout faire basculer, celui d’un endettement qui vient étouffer la vie de l’exploitant et de sa famille, celui de la peur de recevoir une énième lettre de mise en demeure avant saisie, celui de se voir agresser par des associations… Mais c’est aussi celui d’une perte d’humanité par une administration devenue frileuse qui gère des numéros de dossiers avant de parler à des femmes et à des hommes… Et lentement c’est le burn out, sujet tabou dans notre société. » Il a également cité plusieurs témoignages qu’il a reçu spontanément lorsque la nouvelle de sa proposition de loi s’est répandue, tous plus déchirants les uns que les autres. Et il a conclu en citant un passage de « Tu m’as laissée en vie« , ouvrage dont je suis coauteur avec Camille Beaurain, la principale intéressée : « Tu ne t’es pas suicidé, tu as été tué. Tué par tous ceux qui ont voulu profiter de toi. Tué par le manque d’humanité. Tué par les institutions, par tout un système qui a vu en toi un travailleur acharné créateur de richesse auxquelles tu n’as pratiquement jamais eu accès. Notre monde est devenu fou, il tue les paysans qui l’alimentent ». Ajoutant à l’adresse de ses confrères sénateurs : « Face à ces mots très durs, nous devons assumer nos défaillances. Nous sommes tous co-responsables. En nous taisant. En acceptant l’inacceptable. En nous arrangeant de solutions qui ne fonctionnent pas. En ne dénonçant pas un système qui privilégie la dématérialisation, qui oublie l’humain. Car le compteur tourne. Ce soir en vous couchant, pensez qu’il y aura un paysan en moins. Et demain un autre. Et après-demain, encore un autre… et que notre devoir, c’est que cela cesse.«
Françoise Férat (élue de Châlons-en-Champagne) a ensuite pris la parole au titre de rapporteur de la commission des affaires économiques. Elle a évoqué les trois études parues au fil des années chiffrant le suicide agricole, mais avec des résultats différents et des méthodologies différentes : elle a donc réclamé plus de clarté dans le chiffrage du phénomène. C’est donc également elle qui a soutenu la première une vocation sénatoriale à enquêter avant de légiférer.
Le ministre de l’Agriculture Didier Guillaume assistait à ce débat et est intervenu ensuite pour donner l’avis favorable du gouvernement pour un renvoi devant la commission des affaires économiques. Il a également mentionné que, parallèlement, un « monsieur suicide » serait désigné parmi les députés, dans l’autre assemblée, pour un travail parallèle (sans doute une volonté de rééquilibrage politique, tout le monde a compris qu’en la matière un travail sérieux et en profondeur était attendu avant tout du Sénat).
Par la suite, une dizaine d’autres sénateurs sont intervenus, tous étant applaudis par l’ensemble des présents, tous allant dans la même direction, chacun bien sûr avec sa sensibilité (en fin d’article, vous avez la vidéo reprenant l’ensemble de ce débat de 100 minutes).
Ainsi donc, une enquête va être ouverte au Sénat sur le suicide agricole. Elle aura pour objet d’apporter des bases de connaissances conclusives sur le phénomène pour autoriser des actions qui doivent le devenir tout autant. Plus précisément, on a compris qu’un chiffrage précis et indéniable, à partir duquel on puisse établir des politiques préventives et d’accompagnement, devenait nécessaire. Au-delà la déshumanisation des structures auxquelles ont affaire les agriculteurs fut également une direction de travail évoqué par plusieurs sénateurs. Et quantité d’autres sujets annexes à la problématiques seront abordés, jugés, disséqués…
Dans tous les cas, il s’agira du tout premier travail officiel d’exploration sur le suicide des agriculteurs. Il prendra vraisemblablement plusieurs mois, mais avec plusieurs dizaines d’auditions et même des déplacements sur le terrain, il donnera aux décideurs des connaissances suffisamment fines pour qu’ils agissent, ensemble, en faveur de l’être humain qui est le premier à faire vivre nos campagnes, le paysan.
La vidéo ci-dessous a été copiée depuis le site http://videos.senat.fr, elle reprend la séance publique du 12 décembre 2019 du Sénat.
Notre illustration ci-dessous est une copie d’écran de la vidéo et montre Henri Cabanel s’adressant à ses confrères.