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Ces agriculteurs que notre système veut laisser au bord du chemin

Dans le Maine-et-Loire, Maxime et Karine Benhammou d’une part, Marc Taillecours d’autre part sont des éleveurs comme quantité d’autres, qui se sont installés avec un plan financier approuvé par les différents services autorisant les installations. Pourtant, aujourd’hui, ils sont en redressement judiciaire, et ont un mal fou à s’extirper d’une situation d’endettement sans fin. Reportage.

Redressement judiciaire, RSA, demandes de prêts. Des enfants qui se font traiter de « pauvres » à l’école. Une caravane en guise d’habitat principal… Du Zola ? La situation ouvrière au XIXe siècle ? Des pauvres des cités errant d’Emmaüs aux restos du coeur ? Non, des chefs d’entreprises agricoles, bossant tous les jours, week-ends compris, uniquement pour rembourser les intérêts de leurs dettes !

La colère des campagnes

Cet article n’a pas vocation à donner dans le misérabilisme. Mais au contraire à faire part d’une colère, la colère des campagnes, qui concerne de plus en plus d’agriculteurs qui refusent de se cantonner au rôle de victimes passives. Car nous sommes en présence d’éleveurs dignes, qui ont la fierté justifiée de participer à la mission d’alimentation de notre espèce humaine. Ils sont chefs d’entreprise agricoles, ils revendiquent ce droit à exploiter et à produire. Mais ils ne comprennent pas comment, et pourquoi, notre système (pour parler au sens large, nous allons entrer dans le détail au fur et à mesure de l’article) les spolie de leurs droits, oublie la reconnaissance à la main nourricière, va jusqu’à en faire des parias, qui passent régulièrement devant des juges pour valider des plans d’épurement de dettes tels des criminels pour expier leurs crimes.

« Nous avons décidé d’arrêter de nous taire,
pour que d’autres parlent aussi.
La vérité doit être connue de tous.
« 

Comment en sont-ils arrivés là ? Une part d’impondérable et de malchance (mais finalement, ce n’est pas la plus importante), une autre de bêtise humaine (pas la leur, celle de leurs interlocuteurs), une autre de surpuissance des représentants des outils sensés être au service de l’économie locale plutôt de la broyer, une autre d’incompréhensions multiples (voulues ou non…), une dernière d’indifférence totale professionnelle (mais où est donc passée cette fameuse « solidarité paysanne » qui fut jadis la plus grande des vertus ?)… Le résultat est accablant : il y a tellement de responsables qu’aucun ne se sent coupable. Et à l’arrivée, ce sont eux que l’on montre du doigt.

Karine et Maxime Benhammou avaient choisi la qualité…

Maxime et Karine Benhammou sont donc éleveurs. Ils se sont installés fin 2008 en vaches allaitantes et chevaux, avec un peu de cultures, pour l’autoconsommation. « Mais nous avons eu trois sécheresses d’affilée, témoigne Karine Benhammou pendant que son mari termine un travail de ferme. En 2009, 2010 et 2011. Il nous a donc fallu acheté des aliments, et nous avions du mal à rentrer dans notre budget. Nous avons donc examiné d’autres solutions. C’est là que nous sommes entrés dans un label, pour faire du veau sous la mère. » Ainsi, des limousines viennent s’ajouter aux charolaises initiales. Ils investissent dans l’achat de veaux à la naissance, pour leur production de veaux sous la mère. Ils répondent aux normes du label. Derrière, la solution : au lieu de 2,40 € le kilo, le veau labellisé est valorisé à 8,40 €. C’est donc sur cette base qu’ils investissent, pour répondre aux exigences du label… Et si l’on voit plus loin, pour répondre aussi aux attentes de la société qui apprécie la viande de qualité.

Mais tout à coup, problème. Et de taille. Sans prévenir, du jour au lendemain, le label déclasse plusieurs veaux (achetés donc à 2,40 € le kilo). Maxime Benhammou s’interroge, et demande des comptes. Une attitude peu appréciée, et il se fait ainsi éjecter purement et simplement du label. Ainsi, sans y être préparés, les Benhammou se retrouvent avec des investissements calculés sur la base d’une valorisation de leurs ventes à 8,40 € le kilo, pour ne vendre qu’à 2,40 € : le calvaire commence, bien pire finalement qu’après les trois premières années de sécheresse.

Marc Taillecours n’a jamais abandonné, vivant même pendant 6 ans dans une caravane !

J’ai rencontré Marc Taillecours chez les Benhammou : les uns et les autres se sont rencontrés dans la file d’attente des instances juridiques statuant sur les redressements judiciaires, ont discuté, se sont rendu compte que leurs vécus les rapprochaient et ils ont sympathisé.

L’histoire de Marc Taillecours est certes différente à la base mais conduit quasiment à un résultat identique. Eleveur caprin installé en 2002 avec 250 chèvres, il en perd 80 en 2005 suite à une maladie (ça, c’est l’impondérable ou la malchance énoncés plus haut, tout le reste des deux histoires tient davantage de dysfonctionnements majeurs ou de la bêtise humaine). D’où une perte de lait, une perte de finance. Il ne peut plus boucler son budget, ne dégage strictement aucun revenu, augmente la dette. Son épouse d’alors, ne comprenant pas la situation, le quitte, alors qu’ils ont trois enfants. De 2006 à 2013, pendant plus de 6 ans, Marc Taillecours vit dans une caravane, avec un fil électrique branché sur la chèvrerie. Il refuse d’abandonner ce métier qu’il aime. Il continue de voir ses enfants régulièrement, boosté par leur existence. Et puis, il rencontre Delphine, de 20 ans sa cadette, trouve un nouvel intérêt à la vie, à son combat. Oublie qu’il a fixé une corde sur une poutre, ne mettant jamais le cou dans le noeud coulant, pour ses enfants. Et puis pour Delphine, mère du quatrième.

L’attitude des autres agriculteurs, des banquiers, d’autrui… Le RSA…

Je vous ai juste raconté le début de leurs histoires. Aujourd’hui, Karine, Maxime, Marc, veulent parler, témoigner, dire tout ce qu’ils ont enduré et endurent encore. « Nous avons décidé d’arrêter de nous taire, pour que d’autres parlent aussi. La vérité doit être connue de tous. » Ils veulent dénoncer des attitudes, des comportements.

Première cible : les banques. Marc Taillecours y va franco : « Les organismes bancaires refusent d’inclure les dettes fournisseurs dans l’étalement de la dette qu’ils proposent. J’avais investi 250 000 € dans ma chèvrerie en m’installant, cette dette là a pu être étalée. Mais pas l’alimentation, les vétérinaires… Quand je me suis retrouvé dans le rouge, je pouvais me remettre debout, à condition que l’ensemble de ma dette soit pris en compte dans l’étalement. C’est pour cela que je suis resté constamment dans le rouge jusqu’en 2013, malgré les rendez-vous à la banque, les demandes d’aides diverses et variées.« 

Ensuite, les conditions d’obtention du RSA, qui revient à en exclure les chefs d’entreprise. Karine Benhammou explique : « Quand les finances de la ferme sont dans le rouge, que l’on n’a plus rien, il faut bien continuer à manger, à nourrir nos enfants. C’est pour cela que j’avais entamé des procédures de demande de RSA… » Marc Taillecours explique : « Mais les règles d’obtention ont changé dans le Maine-et-Loire (Ndlr : les décisions concernant le RSA se prennent à l’échelon départemental, en d’autres lieux des agriculteurs y ont accès). Désormais, les amortissements sont pris en compte, donc on n’y a plus droit. » Soupir de Karine Benhammou devant ses dossiers remplis de paperasses : « Encore des courriers qui n’auront servi à rien…« 

« A l’école, ça a été terrible pour les enfants.
Les autres leur disaient que leurs parents étaient pauvres.
Nous, on avait toujours essayé de tout leur cacher…
« 

L’attitude des autres agriculteurs autour d’eux fait dire unanimement à mes trois interlocuteurs que la solidarité paysanne a désormais vécu. Premier à parler, Marc Taillecours. « Quand la nouvelle que j’étais en redressement judiciaire est tombée, un voisin est venu chez moi. C’était pile un moment où je n’étais pas là, ça ne l’a pas empêché de demander à Delphine quand on comptait vendre. Je crois que si j’avais été là, il y aurait eu du grabuge. Il faut respecter les gens. Cette situation, je la vis, je ne m’y complais pas. J’ai fait énormément de sacrifices pour ce métier, ce n’est pas maintenant que je vais lâcher. Dans « redressement judiciaire », il y a « redressement », ça dit bien que ça veut dire : enfin, avec un tel plan, on peut se « redresser ». On a 10 ans pour cela, en étant contrôlés sans cesse. « Redressement judiciaire », ça ne veut pas dire « la clef sous la porte » !« 

Maxime Benhammou renchérit : « Nous, on a fait la Une du quotidien local (Ndlr : Le Courrier de l’Ouest, en février 2014, au moment où leur plan de redressement judiciaire était accepté par le tribunal). Tout le monde a su la situation dans laquelle nous nous trouvions. Pas un seul collègue n’est venu nous voir pour nous demander si on avait besoin de quelque chose… » Et Karine ajoute, avec un sanglot qu’elle ne peut réprouver malgré toute sa fierté : « A l’école, ça a été terrible pour les enfants. Les autres leur disaient que leurs parents étaient pauvres. Nous, on avait toujours essayé de tout leur cacher…« 

Les uns et les autres citent deux personnes, pas plus, qui les ont réellement aidés : un conseiller de la Chambre d’agriculture, et une assistante sociale de la MSA.

Leur conseil : accepter le redressement judiciaire

S’ils parlent, c’est aussi pour conseiller. « Cette situation, on peut s’en sortir, explique Marc Taillecours. J’ai suivi les conseils d’un conseiller de la Chambre d’agriculture (Ndlr : Karine Benhammou murmure en écoutant « nous aussi« ), consistant à accepter de monter un dossier pour demander à passer en redressement judiciaire. Il y a derrière une période d’observation de 10 ans, je reste à la merci d’un nouveau pépin. Mais dans 8 ans maintenant, ma dette, l’ensemble de ma dette cette fois, sera apurée. » Imaginez, Marc Taillecours a perdu 80 chèvres en 2005. Il aura fini de payer fin 2023. Plus de 18 années sans s’accorder quoi que ce soit. Et pourtant, cet horizon 2023 ressemble pour lui à un lever de soleil…

Mais entre-temps, expliquent Karine et Maxime Benhammou, « plus de chéquier, plus de carte bleue, la banque nous donne juste une carte avec laquelle on ne peut rien faire, même pas payer le péage sur l’autoroute quand on va sur les marchés« …

Les aides Pac, plus dures à obtenir une fois endetté (ou le parcours de la paperasse)

Les interdictions bancaires signifient un quotidien pénible : pour le moindre virement, payer quelque fournisseur que ce soit, même à un moment où il y a suffisamment sur le compte, il faut passer à l’agence. Les paperasses s’amoncellent, il faut demander des autorisations pour chaque fait et geste. Réclamer ce qui est dû, sans cesse. Le cheminement pour l’obtention des aides Pac tient du parcours du combattant, alors qu’elles sont plus que vitales dans ces situations devenues extrêmes. En plus, parmi les courriers reçus, on trouve de tout et n’importe quoi : Marc Taillecours reçoit la preuve écrite qu’il va recevoir près de 3500 € suite au plan d’urgence gouvernemental pour sauver l’élevage. Et puis dans la foulée on l’informe que ce courrier est une erreur, qu’il n’y a pas droit car il est dans d’autres circuits de solidarité, avec des prestations sociales (évidemment, ces 3500 € auraient constitué une énorme bouffée d’oxygène dans son contexte).

Et puis, à qui se fier pour savoir ce à quoi on a droit ou pas ? Une notice à en-tête de France AgriMer explique que certaines aides sont compatibles avec l’état de redressement judiciaire, à condition qu’un plan d’apurement de la dette ait été accepté par le tribunal. Ce qui est le cas aussi bien pour les Benhammou que pour Marc Taillecours. Mais le DDT, lui, leur répond autre chose… Ou ne s’embarrasse pas de détails administrativement compliqués certes, mais avec de grandes implications derrière. En tout cas, il n’a pas expliqué aux principaux intéressés sur quoi reposait son refus à cet accès aux aides.

Analyse des dysfonctionnements

Je précise : cette analyse m’est personnelle, inspirée notamment par les témoignages récoltés ici, mais aussi d’autres.

Le respect de la parole donnée avait, me semble-t-il, une certaine valeur dans l’agriculture. Ce n’est visiblement plus le cas aujourd’hui partout, à tous les niveaux des filières, et pire encore entre agriculteurs. L’exemple particulier des Benhammou avec leur label rappelle étrangement des paroles non tenues sur les prix en d’autres lieux (pour le porc, le lait…). La différence est qu’ils se sont trouvés isolés face à cette situation, et qu’ils n’ont donc pas mobilisé de grandes manifestations syndicales autour d’eux.

Car il faut le savoir : les agriculteurs d’aujourd’hui subissent de multiples attaques. Celles qui se voient car elles entraînent des manifestations et sont médiatisées. Et d’autres plus discrètes, plus insidieuses, mais au moins tout aussi dévastatrices, si ce n’est davantage.

Problème du même ordre avec les établissements bancaires. Ils sont sensés faire partie d’un ensemble d’outils mis en place, fut un temps, par les agriculteurs eux-mêmes, pour veiller au bon fonctionnement de l’ensemble. Le « mutualisme » scandé dans les publicités trouve aujourd’hui d’évidentes limites, un petit peu (mais je ne voudrais pas être mauvaise langue) comme s’il existait des intérêts pécuniaires (agios…) à maintenir longtemps la tête de quelques chefs d’entreprises agricoles sous l’eau…

En d’autres lieux que lors de ce reportage, j’ai déjà récolté des témoignages « anonymes » (par crainte de représailles économiques, comme celles visiblement subies par les Benhammou…) sur les dysfonctionnements dans les abattoirs. Le syndicalisme breton l’a d’ailleurs écrit noir sur blanc, une tribune signée conjointement Thierry Merret et Sébastien Louzaouen publiée sur WikiAgri (ici) où au détour d’une phrase ils rappellent que « 1 kilo = 1000 grammes » : depuis que les éleveurs n’ont plus le droit de mettre le pied dans l’abattoir pour vérifier la pesée, leurs bêtes ont une grande tendance à maigrir entre la ferme et cet abattoir… Est-ce normal ?

En fait, il apparaît de plus en plus clairement que l’acte de production n’est plus considéré, y compris à des échelons de filière qui en vivent, mis en place par des agriculteurs, avec encore aujourd’hui, parfois, avec des agriculteurs à leur tête… Cela paraît impensable, mais c’est la réalité.

Et que dire de l’échelon administratif ? Est-il normal qu’un modeste DDT ait le droit d’interpréter à sa façon les textes officiels d’obtention des aides aux chefs d’entreprises agricoles ? La règle n’est-elle pas la même pour tout le monde en la matière ? Et qui contrôle les DDT aujourd’hui ?

Il faut en parler !

Maxime et Karine Benhammou, avec Marc Taillecours, ont l’intention de créer un « groupe de parole », où chacun pourra exprimer son quotidien, ses avatars. Ils savent (ils ont bien vu la queue au tribunal…) qu’ils ne sont pas les seuls, et même de plus en plus nombreux à se retrouver dans des situations inextricables. L’idée est de ne plus laisser chacun seul face à ses problèmes, qui peuvent conduire jusqu’à des envies de suicide.

C’est aussi pour cela qu’ils ont, avec courage, voulu s’exprimer aujourd’hui. Ils ont attendu, longtemps, car une forme de honte les habitait. Moi, je les trouve éminemment respectables, et dignes. Et vous ?

 

Ci-dessous : Maxime et Karine Benhammou, avec à la main un exemplaire du Courrier de l’Ouest où ils ont fait la Une : tout le monde connaissait leur situation…

Ci-dessous : Marc Taillecours, avec ses chèvres.

Marc Taillecours a vécu plus de 6 ans dans cette caravane !

La caravane, positionnée tout près de la chèvrerie.

Ci-dessous, la notice de France AgriMer qui précise les conditions d’obtention des aides dans le cas de redressements judiciaires (passage surligné en jaune).

Les deux photos ci-dessous sont le recto et le verso du courrier reçu par Marc Taillecours disant qu’il faisait partie des bénéficiaires des aides d’urgence du gouvernement dans le cadre du plan d’urgence pour sauver l’élevage… Avant qu’il n’apprenne que ce courrier était une erreur.

1 Commentaire(s)

  1. bravo,les amis,,,félicitations,pour dire haut et fort,ce que d’autres ne veulent pas dire ,lâchement,,non pas pas honte,!j’en ai connu de semblable dans ce monde agricole,,découragement,épuisement physique moral,financier,,mais la roue tourne, vous ne devez pas toujours manger à votre faim,dormir sur vos 2 oreilles,prendre de repos et congés…dés que vous le pouvez, je vous invite,à venir passer ,gracieusement, quelques jours dans les Pyrénées, pour vous ressourcer, et apaiser vos souffrances,,,ce sera avec grand plaisir de vous accueillir. bon courage, continuer,,entourer vous d’amis,,des vrais de chez vrais,,ça existe!,,bises à tous les 2 et à vos 2 enfants adorables. Christine et Gaby

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