L’étude de l’InVS sur le suicide des agriculteurs montre la gravité d’un phénomène qui était perçu dans les campagnes depuis de nombreuses années. Il s’explique par différents facteurs et notamment des facteurs qui sont propres au monde agricole et que l’on retrouve dans d’autres pays.
Moins médiatisés qu’à la Poste ou chez France Télécom, les suicides d’agriculteurs semblent être pourtant une réalité bien tangible. En témoignent les chiffres divulgués le 10 octobre par l’Institut de veille sanitaire (InVS), organisme officiel qui donnait, par exemple, il y a quelques années le nombre de personnes décédées de la grippe H1N1. L’InVS a, en l’occurrence, travaillé en collaboration avec la caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (MSA). C’est la première étude officielle qui paraît sur le sujet en France. Elle est révélatrice d’une tendance qui était perçue depuis des années sur le terrain, par les syndicats agricoles, la Mutualité sociale agricole, d’autres organismes ou même par les médias, qui ont réalisé de nombreux reportages sur cette question.
Que dit cette étude ? 485 suicides, de 417 hommes et de 68 femmes, ont été répertoriés chez les agriculteurs de 2007 à 2009. Cela a fait dire à la presse qu’un agriculteur se suicidait tous les deux jours en France. Les agriculteurs qui ont été pris en compte dans cette étude sont les chefs d’exploitations agricoles en activité en janvier 2007-2008-2009 et les collaborateurs de ces exploitations, soit environ 500 000 personnes. Le suicide est, d’après cette étude, la troisième cause de mortalité dans cette profession après les cancers et les maladies cardiovasculaire. Les agriculteurs qui se suicident le plus sont les éleveurs (élevage de bovins pour le lait et pour la viande) âgés de 45 à 64 ans. Ces données étaient très attendues par les syndicats agricoles puisqu’elles devaient initialement être remises fin 2011. Le syndicat agricole la Coordination rurale estime que ces chiffres pourraient même être encore plus élevés car, selon son président Bernard Lannes, de nombreux suicides sont déclarés en tant qu’accidents afin de pouvoir toucher l’assurance décès qui avait été contractée par l’agriculteur qui a mis fin à ses jours. L’Association des producteurs de lait indépendants (Apli) avance d’ailleurs le chiffre de quelque 800 suicides dans le monde agricole pour 2009, année particulièrement difficile pour ce secteur.
Ce phénomène n’est malheureusement pas nouveau. En mars 2011, le ministre de l’Agriculture de l’époque, Bruno Le Maire, avait déjà tiré la sonnette d’alarme sur le sujet. L’étude de l’InVS s’inscrit d’ailleurs dans le cadre du plan de prévention du suicide dans le secteur agricole qui avait été mis en place à ce moment-là. C’est la Mutualité sociale agricole (MSA) qui a été en charge de mettre en œuvre ce plan dans le cadre d’un Plan national d’actions contre le suicide pour la période 2011-2014. Cela s’est traduit par l’institution d’un dispositif national d’écoute, un numéro vert, pour prévenir les suicides, ainsi que des « cellules pluridisciplinaires » dans chaque caisse de la MSA. Des syndicats, des associations, comme l’Apli ou SOS Paysans ou encore le Samu social agricole se mobilisent également pour venir en aide aux agriculteurs en situation de fragilité. Enfin, il existe une Association des familles d’agriculteurs victimes du suicide. La prise de conscience de ce phénomène est cependant encore plus ancienne puisqu’en 2003, Hubert Bouchet, dans un rapport publié par le Conseil économique et social intitulé Place et rôle des agriculteurs et attentes de la société, signalait déjà que les agriculteurs et les salariés agricoles étaient les deux groupes professionnels dont le taux de suicide en cours de vie active était le plus élevé en se basant sur des données de la MSA. De même, en 2006, l’INSERM indiquait que le taux de mortalité par suicide était quatre fois plus élevé chez les agriculteurs exploitants que chez les cadres pour la catégorie des 25-59 ans.
Les agriculteurs figureraient ainsi parmi les professions dont le taux de mortalité par suicide serait le plus élevé. Certaines sources les placent après les professions de santé. Selon le site europe1.fr, les agriculteurs seraient même la première profession concernée par le suicide avec un taux de 36 pour 100 000 personnes, devant les policiers (32) et les médecins (31) et très largement devant les salariés de France Télécom (17) et de La Poste (15), le taux pour l’ensemble de la population étant de 16 pour 100 000.
On peut en premier lieu distinguer les facteurs généraux des facteurs spécifiques à ce secteur d’activité, d’autant que les causes du suicide sont toujours très complexes à analyser et le passage à l’acte apparaît à la fois lié à des causes personnelles et à l’environnement professionnel et social de la personne concernée.
Les données sur le suicide tendent à indiquer que l’on tend davantage à se donner la mort lorsque l’on est un homme, célibataire ou divorcé, qui a fait peu d’études ou qui dispose de revenus faibles. En outre, la précarité sociale semble être également un facteur de suicide, ainsi que l’a montré une étude récente d’Anacom et de Macif Prévention. Enfin, les périodes de crise économiques paraissent davantage propices à ce passage à l’acte. Des universitaires des universités d’Oxford et de Hong Kong ont ainsi démontré dans une étude récente publiée dans le British Medical Journal qu’il y avait une surmortalité par suicides d’environ 4 900 suicides en 2009 par rapport à la moyenne des années 2000-2007 dans 54 pays des continents européen et américain. Le taux de suicide s’accroît en particulier chez les hommes dans les pays où le taux de chômage a augmenté de façon significative avec la crise. D’autres études menées antérieurement avaient montré que les suicides tendent généralement à s’accroître en période de crise. C’était le cas, par exemple, en Asie en 1997 ou en Russie durant les années 1990. Enfin, le stress paraît également être un important facteur de suicide. L’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies chroniques (INRS) indique ainsi que, selon de nombreuses études épidémiologiques, un lien est établi entre, d’une part, des contraintes professionnelles sources de stress chronique et, d’autre part, l’apparition d’une dépression susceptible de favoriser un suicide.
La précarité des agriculteurs, qui subissent souvent de plein fouet une crise de leur secteur dans une situation de fort stress au quotidien, semble être ainsi une des causes importantes de suicide dans cette profession. L’InVS estime ainsi qu’il existe un lien direct entre les difficultés économiques et financières rencontrées par cette profession, en particulier en 2008 et en 2009, et le nombre de suicides durant cette période. David Lacrépinière, qui connaît bien ce sujet en tant que délégué départemental à la Mutualité sociale agricole (MSA), explique dans un entretien accordé à Atlantico le 11 octobre 2013 que les suicides semblent, en effet, avoir tendance à augmenter lorsqu’une filière agricole est en crise.
Il existe également des facteurs propres au monde rural et agricole pour expliquer la surmortalité par suicide des agriculteurs. Pour la FNSEA, ce phénomène s’explique par les pressions diverses que subissent les agriculteurs – pressions administratives, de la grande distribution, sur les prix, etc. –, mais aussi par la nature spécifique des risques auxquels ceux-ci sont confrontés : des risques économiques – un métier « où l’on joue son capital tous les jours » et un secteur où il existe une « confusion entre patrimoine personnel et celui de l’entreprise » selon Xavier Beulin cité dans La France Agricole le 19 janvier 2011 – et des risques climatiques et sanitaires.
L’histoire de Jean-Marc Gibert, éleveur dans la Loire, relatée dans un reportage diffusé sur France Télévision, apparaît typique de ce point de vue. Celui-ci a tenté de mettre fin à ses jours en avalant des antibiotiques à forte dose. Il s’en sort après avoir été hospitalisé. Les raisons de son geste sont des problèmes de santé, mais aussi et surtout des bactéries que l’on a trouvé dans le lait de certaines de ces vaches qui l’ont obligé à les faire abattre, des revenus en berne (250 euros mensuels pour le couple), une surcharge de travail – six jours de vacances en l’espace de 30 ans –, ainsi que les contraintes spécifiques des éleveurs (nourrir les animaux et la traite des vaches à des heures régulières).
Les difficultés propres au secteur agricole, comme le surendettement, la faiblesse des revenus avec de nombreux agriculteurs éligibles au RSA, l’épuisement physique dû à une surcharge de travail dans des conditions souvent difficiles, le poids des contraintes et des contrôles administratifs, un regard négatif de la société et, plus largement, l’absence de perspectives sont souvent aussi mentionnées comme causes de suicide. Cela semble particulièrement concerner les éleveurs de bovins, comme les données de l’InVS tendent à le montrer. Autre sujet sensible, celui de la transmission des exploitations. Le fait que les agriculteurs ne puissent transmettre leur exploitation ou ne soient pas en mesure de conserver le patrimoine qui a été transmis de génération en génération, cela peut être aussi une cause de suicide. Enfin, la situation pour les agriculteurs semble être aggravée par leur isolement, à la fois géographique et social, ainsi qu’une culture spécifique où l’on ne parle pas de ses difficultés financières, de sa dépression ou a fortiori de ses idées de suicide, et où il existe une « honte de l’échec », comme l’affirme David Lacrépinière, à la différence de ce qui peut exister dans d’autres professions.
Cette spécificité du monde agricole face au suicide n’est pas uniquement française. Ainsi aux Etats-Unis, par exemple, les Etats où les taux de suicide sont les plus élevés sont d’abord des Etats ruraux : Wyoming, Alaska, Montana, Nevada, Nouveau Mexique ou Idaho. Le département de la Santé de l’Idaho a même publié un rapport sur la prévention du suicide chez les agriculteurs. Les facteurs de suicide qui y sont mentionnés sont à peu près les mêmes qu’en France : difficultés financières, crainte de perdre une exploitation appartenant à sa famille depuis des générations, problèmes de santé, isolement social, pertes de récoltes dues au climat, faible soutien social et psychologique, difficulté à vouloir se faire aider, accès aisé à des armes à la campagne et éventuellement exposition à des produits chimiques (pesticides).
Cette étude indique également que les éleveurs sont plus susceptibles de se suicider que les autres agriculteurs. En Grande-Bretagne, le ministère de la Santé a demandé au Centre pour la recherche sur le suicide de mener une enquête sur le sujet qui a donné des résultats assez similaires à l’étude de l’Idaho. Les causes des suicides sont des difficultés financières, des symptômes dépressifs, des problèmes de santé, un isolement social, un statut de célibataire et une exploitation de petite taille. On retrouve ces mêmes tendances dans des pays comme l’Australie, le Japon, la Belgique ou encore l’Irlande. Le suicide des agriculteurs apparaît donc comme un phénomène généralisé et qui affecte tout particulièrement les pays pauvres. C’est en premier lieu le cas de l’Inde où c’est même un véritable fléau social puisqu’il y aurait eu 284 694 suicides d’agriculteurs dans le pays de 1995 à 2012.
En savoir plus : www.invs.sante.fr/Publications-et-outils/Rapports-et-syntheses/Travail-et-sante/2013/Surveillance-de-la-mortalite-par-suicide-des-agriculteurs-exploitants (étude de l’InVS), http://references-sante-securite.msa.fr/front/id/SST/S_Des-outils–sante-et–securite/S_RISQUES/S_Stress/publi_Plan-national-MSA-d-actions-contre-suicide-2011-2014.html (informations sur le Plan national d’action contre le suicide de la MSA), www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Fiches/2003/NI_2003_16_hubert_bouchet.pdf (rapport d’Hubert Bouchet, Place et rôle des agriculteurs et attentes de la société), www.inserm.fr/content/view/full/40229 (rapport de l’INSERM, Stress au travail et santé. Situation chez les indépendants), www.europe1.fr/France/Le-suicide-des-agriculteurs-dramatique-tendance-1670597/ (article du site mentionnant les données sur le suicide par profession), www.bmj.com/content/347/bmj.f5239 (étude en anglais sur l’impact de la crise sur le suicide dans 54 pays : Impact of 2008 global economic crisis on suicide: time trend study in 54 countries), www.atlantico.fr/decryptage/suicides-agriculteurs-pire-pressions-c-est-honte-echec-david-lacrepiniere-867281.html (entretien de David Lacrépinière à Atlantico), http://arsfp.blogspot.fr/ (vidéo relatant l’histoire de Jean-Marc Gibert), www.dailymotion.com/video/xpeimy_19-20-le-mag-suicide-chez-les-agriculteurs-sujet-tabou_news (Reportage de France 3 Champagne-Ardenne sur le « Suicide chez les agriculteurs »), www.healthandwelfare.idaho.gov/Portals/0/Families/Suicide%20Prevention/Suicide_and_farmers.pdf (rapport en anglais sur la prévention du suicide chez les agriculteurs dans l’Idaho aux Etats-Unis), http://cebmh.warne.ox.ac.uk/csr/resfarmers.html (étude en anglais du Centre de recherche sur le suicide des agriculteurs britanniques), https://wikiagri.fr/articles/suicide-en-agriculture-la-prevention-existe/366 (précédent article de WikiAgri sur le sujet mettant en avant la prévention).
La détresse des agriculteurs peut aller jusqu’aux suicides
La faillite de cet agriculteur a été de façon manifeste et indiscutable provoqué par l’état. La suppression arbitraire de 2 années de primes P.A.C pour des prétextes fallacieux a entrainé la faillite de son exploitation. 13 Ans que Dominique et Johanna lutte juridiquement pour obtenir réparation de leur préjudice…
Merci de signer la pétition et de votre soutien.
http://www.petitions24.net/petitionsoutienaunagriculteurruinepar_ladministration
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Cet article est également en ligne sur Atlantico sous l’url :
http://www.atlantico.fr/decryptage/suicides-agriculteurs-qu-faut-lire-entre-lignes-rapports-officiels-wikiagri-eddy-fougier-872439.html