La troisième édition de la journée d’hommage aux familles endeuillées par un suicide agricole débouche sur un espoir : la conscience de cette calamité gagne du terrain.
Jacques Jeffredo est un homme exceptionnel. Il se démène, chaque année, pour faire connaitre un fléau épouvantable, le suicide agricole. Depuis sa première journée d’hommage aux familles endeuillées, en octobre 2015, chaque jour, à chaque fois qu’il ouvre sa boite mails, il sait qu’il va être mis au courant d’une nouvelle épouvantable. En Saône-et-Loire, dans le Pas-de-Calais, dans l’Indre-et-Loire, ou même à côté de chez lui, dans la Morbihan… Il a été le premier à vouloir sensibiliser sur la détresse qui touche le monde agricole en France, et il poursuit inlassablement cette mission, chaque deuxième dimanche d’octobre, à Sainte-Anne d’Auray…
Marie Le Guelvout est une femme exceptionnelle. Depuis la mort de son frère Jean-Pierre (connu pour son passage dans l’émission L’Amour est dans le Pré), elle n’a de cesse de remuer tous les décideurs possibles pour que son deuxième frère, André, désormais seul sur l’exploitation, puisse aller jusqu’à la retraite sans que ne lui retombe sur le dos toutes les dettes à l’origine du drame. Elle le soutient moralement, prend en main la comptabilité de l’exploitation (alors qu’elle travaille déjà à l’extérieur), et incite les sollicitations des médias (elle est particulièrement suivie par Ouest-France, premier quotidien français en tirage) sur ces drames encore méconnus des campagnes.
Evidemment, ils sont l’un et l’autre totalement bénévoles, ils entrainent leurs conjoints respectifs dans leurs convictions et dans le temps qu’ils passent dans leurs actions, ils « prennent des coups » à chaque fois qu’une nouvelle pénible tombe et se retrouvent chacun, qu’ils le veuillent ou non et quelle que soit leur propre humeur du moment et ce qu’ils ont à faire par ailleurs, dans l’obligation de remonter le moral d’un homme jeune ou vieux, d’une femme éplorée ou forte face à l’adversité. D’un fils, d’une fille, d’une veuve, d’un frère… Ils ne sortent plus du sujet depuis qu’ils y ont plongé.
C’est ensemble qu’ils ont préparé cette troisième édition du deuxième dimanche d’octobre dédié aux familles endeuillées.
Pour la première fois, plusieurs personnalités se sont déplacées. Le député local (majorité présidentielle) Jimmy Pahun n’avait certes pas vraiment de solutions à proposer, mais il a eu le mérite d’être le tout premier élu national à venir à ces journées, et à écouter les témoignages des familles. Patrick Maurin, conseiller municipal de Marmande et spécialiste des questions rurales au sein du mouvement Résistons !, a représenté Jean Lassalle, qui fut comme chacun sait candidat à la dernière élection présidentielle. Enfin, Arash Derambarsh, conseiller municipal de Courbevoie, s’est également déplacé, pour rencontrer les familles et les écouter, également pour s’exprimer sur sa lutte contre le gaspillage alimentaire et ce qu’elle représente à tous les échelons de la société (y compris pour les producteurs donc). Citons également Marie de Blic, représentante du parti chrétien démocrate (PCD) et de Jean-Frédéric Poisson, l’un des candidats à la primaire de la droite avant la présidentielle.
Pour la première fois également, plusieurs agriculteurs d’un syndicat ont voulu participer à cet hommage. Michel Le Pape, président de la Coordination rurale d’Indre-et-Loire, Stéphane Pelletier et trois ou quatre agriculteurs du même département ont ainsi pu s’exprimer sur le sujet. Même si Michel Le Pape a prévenu qu’il était personnellement venu « davantage en tant qu’agriculteur qui ne supporte plus cette situation qu’en tant que syndicaliste« , la délégation a été remarquée. Parmi les paysans présents lors de deux éditions précédentes il y avait certainement des syndiqués, mais pas de président départemental parmi eux.
Dans son déroulement, la journée fut marquée par plusieurs séquences à émotions. La messe, le matin, n’en déplaise à ceux qui restent réticents à cette partie religieuse de la journée, fut ressentie comme un magnifique hommage aux familles.
Dans son homélie, le recteur du sanctuaire de Sainte-Anne, André Guillevic, sut trouver les mots justes. Morceaux choisis : « Comment être en paix lorsque l’avenir semble sombre ? Comment être en paix lorsque les enfants, les petits-enfants, prennent un chemin tellement différent que celui que nous leur avons montré ? Comment être en paix lorsque les informations que l’on reçoit ne sont que négatives et quelquefois destructrices ? Comment être en paix lorsque vous vivez dans une situation de mensonge que vous subissez sans pouvoir faire la vérité sans être cassé ? Comment être en paix lorsque vous êtes écrasés, accablés, détruits ? (…) Comment être en paix lorsque les conditions de vie ne vous permettent plus de vivre décemment de votre travail et que cela va jusqu’au drame de voir quelqu’un partir trop tôt, parce qu’il était écrasé et qu’il lui semblait que rien ni personne ne pouvait l’empêcher de sombrer davantage ? Et ce drame a touché beaucoup d’entre nous aujourd’hui. Le monde agricole vit un drame. (…) Frères et soeurs, affirmons, envers et contre tout, quel que soit le prix que nous aurons à payer, que rien ne remplacera la valeur d’un être humain, respecté dans sa dignité, son travail, dans tous les aspects de sa vie, car la valeur d’un être humain est sans prix. (…) Mais comment continuer à vivre, à espérer, à croire en des jours meilleurs, lorsque l’on voit que l’on ne pourra pas s’en sortir et que l’on a envie de fuir cette vie qui devient un enfer ? Mais comment continuer à vivre, à espérer, à croire en des jours meilleurs, lorsque la mort brutale vient briser une vie de famille et que la honte s’empare de vous et que vous êtes tentés par l’isolement tant on vit dans la peur du regard des autres qui semble vous accuser ? » Entre-temps, des références bibliques, également pour conclure sur un message d’encouragement.
Lors de cette messe, l’organisateur Jacques Jeffredo était au premier rang sur le côté, entre Arash Derambarsh et Jimmy Pahun. Au retour de l’hostie, chaque regard de passage fut tourné vers lui, avec une lueur appuyée de reconnaissance. Aujourd’hui, tout le monde connait et respecte ce lanceur d’alerte sur le sujet tabou du suicide agricole.
L’après-midi, table ronde, avec également parole donnée à la salle. Là encore, plusieurs interventions furent à la limite (même dépassée pour certains) de mettre les larmes aux yeux. Cette femme dans la salle témoignant : « Mon frère est mort un 29 décembre. Le 2 janvier, la MSA a appelé la gendarmerie de ma commune pour savoir ce que devenait la ferme, le 3 janvier je recevais une lettre recommandée du fisc, le 4 janvier nous l’enterrions… » a sans conteste soulevé le coeur de l’ensemble de l’assistance.
Au-delà de ces témoignages poignants, la table ronde avait pour objectif essentiel de tracer des pistes pour savoir comment aider les familles. Pour les causes, Jacques Jeffredo a repris la référence à la pyramide de Maslow qu’il avait déjà détaillée dans WikiAgri. Marie Le Guelvout a expliqué tout ce qu’elle avait rencontré comme démarches administratives presque inextricables au moment de la disparition de son frère Jean-Pierre. L’intervention de Arash Derambarsh a dénoté quelque peu, au sens positif du terme. L’élu de la région parisienne n’a pas caché être très heureux d’avoir fait le déplacement pour rencontrer « les vrais gens » et comprendre « les vrais problèmes« . Il a exposé son propre combat contre le gaspillage alimentaire, en soulignant comment il était possible de déstabiliser un système pour une cause juste. « Les grandes surfaces n’avaient aucun intérêt à donner leur invendus encore consommables, car une loi les autorisait à les défiscaliser. Il fallait casser cela. » Et en allant derrière au bout du raisonnement en estimant « qu’il est aussi possible de faire bouger les lignes pour les agriculteurs : aujourd’hui, 80 % des ventes alimentaires en France sont réalisées par les grandes surfaces, il faut faire chuter ce taux à 50 %, de manière à ce qu’il y ait 50 % en ventes directes par les producteurs. » La vente directe étant estimée par quasiment l’ensemble de la salle comme une solution viable économiquement.
Par ailleurs, plusieurs pratiques agroindustrielles ont été dénoncées à travers les échanges des uns ou des autres. Les consommateurs peuvent ainsi trouver du beurre « facile à tartiner », qui en fait contient du soja à la place d’une bonne partie de la crème. De même le jambon allégé en sel signifie que ces agroindustries ont trouvé moins cher que le sel pour conserver le jambon, mais pas forcément meilleur pour la santé… Avec derrière ces « astuces » des implications sur les filières agricoles qui fournissent : il faut moins de lait pour faire du beurre, moins de viande de porcs pour du jambon, etc. D’où des situations artificiellement montées comme étant de la surproduction. Et des prix qui baissent. Et derrière des exploitations qui souffrent économiquement. Puis des drames humains, des suicides…
Au niveau des médias, il faut principalement noter la couverture, avant et pendant l’événement, très suivie de Ouest-France, et aussi une demi-page dans le Figaro (édition papier) de ce lundi.
Au niveau des perspectives, les politiques présents ont tous assuré de leur suivi et de leur soutien, surtout après avoir été touchés par les témoignages et autres rencontres à l’issue des débats.
Ci-dessous, pendant la messe, de gauche à droite : Arash Derambarsh, Jacques Jeffredo, Jimmy Pahun, Patrick Maurin.
Devant un olivier symbolisant le jardin des oliviers où Jésus priait sur la souffrance des hommes la veille de sa mort. Les mêmes, avec les agriculteurs de la Coordination rurale venus de Touraine.
Après la messe, une marche blanche eut lieu en direction de la statue (de dos) de Yvon Nikolazic, paysan breton en attente de canonisation.
Pendant les débats, Arash Derambarsh, écouté ici par Marie Le Guelvout, mais aussi par toute la salle.
La même Marie Le Guelvout a attiré l’attention, notamment, du député Jimmy Pahun (de dos).
Jacques Jeffredo, Marie Le Blic (PCD) et Michel Le Pape (Coordination rurale).