Le 10 septembre c’est la 14e journée mondiale de prévention du suicide, organisée par l’OMS (Observatoire Mondial de la Santé). 11 mois après l’organisation de la journée du 11 octobre 2015 à Sainte-Anne d’Auray (600 croix blanches représentants les 600 suicides d’agriculteurs par an en France), après avoir recueilli de nombreux témoignages, vu de nombreux reportages sur le sujet, participé à de nombreux colloques et débats et émissions, le sujet reste d’une brûlante actualité.
Cette phrase tirée de la chanson « Si seul » du rappeur OrelSan m’a interpelé (Ndlr : vidéo à la fin du texte). En effet si les suicides sont nombreux dans le monde agricole, ils ne sont pas exclusifs à cette catégorie socioprofessionnelle malheureusement. Les études de l’INVS (Institut National de Veille Sanitaire) le prouvent. Mais les raisons présentent certaines similitudes. Qu’en est-il dans le monde agricole ?
Abraham Maslow (psychologue américain 1908-1970) explique la motivation par la hiérarchie de 5 besoins, souvent représentée par la suite sous la forme d’une pyramide.
(image issue du site http://semioscope.free.fr/article.php3?id_article=8)
Besoins physiologiques – Faim, soif, sommeil, respiration.
Besoins de sécurité – Environnement stable et prévisible. Sécurité de l’habitat, du corps, de l’emploi, de la santé.
Besoins sociaux – Affections des autres : appartenance à un groupe, association, syndicat, amis.
Besoins d’estime – Confiance et respect de soi, reconnaissance et appréciation des autres.
Besoins de réalisation – Accomplissement personnel.
Maslow a mis en lumière l’importance de la satisfaction des besoins. En effet, l’insatisfaction répétée ou à long terme est pathologique, et peu induire de graves dépressions allant jusqu’au suicide.
La pyramide de Maslow est l’un des modèles de la motivation les plus enseignés depuis les années 1950 notamment en formation au management. Ce modèle s’est malheureusement généralisé dans l’éducation et la culture des pays occidentaux et aujourd’hui par mimétisme sur l’ensemble de la planète. Aussi nous voyons l’émergence de suicides dans les pays sous développés.
Si dans l’idéal collectif ces besoins sont primordiaux, qu’en est-il de la condition de l’agriculteur en 2016 ?
Les causes de l’échec peuvent être :
– Le manque de sommeil, ou une fatigue générale provoquée par la surcharge de travail.
– L’insécurité provoquée par les aléas climatiques, économique (volatilité des prix)… Crainte de perdre l’habitat.
– Conflits avec les institutions, avec les syndicats, solitude familiale, spéculation foncière
– Manque d’estime des institutions (résultats non conformes aux données des chambres d’agriculture), de l’opinion publique (l’agriculteur vu comme le pollueur empoisonnant le consommateur)…
– Le manque de liberté dû aux normes et surtout l’obligation d’obéir sous peine de suppression de primes
Malheureusement, dans bien des cas, aucun de ces besoins ne peuvent être assouvis dans le monde agricole actuellement. D’autant que ces besoins sont interdépendants. Les difficultés financières pouvant provoquer des conflits familiaux, engendrant de l’insomnie, et détruisant l’estime de soi…
Afin de mettre un terme à cette spirale de l’impossible, il est indispensable que tous les acteurs se mettent au travail pour que chacun de ces besoins soit atteignable. Nous pourrions ici les reprendre tous, mais je ne prendrai qu’un exemple : l’insécurité financière due à la volatilité des prix. Cette notion doit être prise immédiatement en compte par l’ensemble des partenaires. D’ailleurs cette demande fait l’objet d’un consensus général des agriculteurs et de leurs syndicats. Ceci dit, l’ensemble des autres points doit être considéré très sérieusement par les décideurs à tous les niveaux.
Le thème choisi par l’OMS pour la 14e édition de la journée mondiale de la prévention du suicide, ce décline en trois verbes: relier, communiquer, soutenir.
Effectivement, pour ceux qui connaissent des périodes difficiles, il est important d’utiliser tous les moyens humains (associations, services d’écoutes, les voisins et proches…) afin d’exprimer des blessures qui provoquent le repli sur soi. Il n’y a pas de honte à dire ses difficultés surtout quand les moyens octroyés par les partenaires ne sont pas à la hauteur des objectifs visés.
Les colloques et autres conférences de cette journée ne doivent pas faire l’économie de conjuguer ces trois verbes avec les besoins fondamentaux qui régissent notre société moderne.
Pour conclure, il est étrange que le métier d’agriculteur, qui travaille exclusivement avec du vivant, soit aujourd’hui la profession la plus touchée par ces drames du suicide. Viennent ensuite les professions de la santé, qui elles aussi travaillent sur le vivant.
Pour moi, tout ceci montre l’échec de notre système éducatif fondé sur le toujours plus haut, plus loin et plus fort. La vie est beaucoup plus importante que n’importe lequel des objectifs cités dans cette fameuse pyramide de Maslow. D’ailleurs, est-il nécessaire de trouver des solutions à un système qui ne marche pas ? Il faut changer notre façon de penser, revenir à des valeurs ancestrales de l’agriculture : nourrir les autres. Donc le don de soi même pour les autres.
J’apprécie la philosophie de vie de Sainte Mère Teresa, canonisée dimanche dernier. Elle se situe à l’opposé des besoins édictés par Abraham Maslow. Elle a ainsi rejeté tous ces besoins, en les remplaçant par l’amour des autres et des plus faibles. Son travail dans les bidonvilles de Calcutta en est l’illustration. Or, que manque-t-il à l’agriculteur aujourd’hui, sinon la reconnaissance du don de soi, de cette faculté à nourrir les autres ? Le regard et le sourire de Mère Teresa peuvent nous servir de modèle. Nourrir les autres, une mission essentielle, un don de soi. Qui jamais ne doit conduire au suicide, mais au contraire permettre d’atteindre la plénitude indispensable à notre épanouissement.
Mais pour que cela fonctionne vraiment, il faut casser le modèle Maslow, non seulement dans l’agriculture, mais dans toute la société. La production agricole redevient une fierté légitime dès lors qu’elle est perçue, par soi et ceux qui la reçoivent, comme un don de soi.
« J’en ai marre d’escalader les pyramides de Maslow« , moi aussi…
Jacques Jeffredo
maraicher en Bretagne
organisateur de la journée du 11 octobre 2015
En savoir plus : https://wikiagri.fr/articles/11-octobre-2015-journee-de-deuil-national-en-memoire-du-paysan-meconnu/6157 (tribune du même auteur diffusée sur WikiAgri).
Ci-dessous, la chanson du rappeur OrelSan où l’on peut entendre les paroles « j’en ai marre d’escalader les pyramides de Maslow » (au bout de 1’20 »).
Notre illustration ci-dessous est issue du site Fotolia. Lien direct : https://fr.fotolia.com/id/19259791.
Masslow, ce sont des critéres et non un modèle
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M Jeffredo, bonjour
bravo pour votre combat pour ne pas oublier les « oubliés », les invisibles ou les taiseux parce qu’ils se cachent ou n’osent plus se montrer.
Votre référence à l’échelle de Maslow est intéressante parce qu’elle nous oblige à re-penser l’échelle des besoins et donc l’échelle des valeurs
Une question sur la vision actuelle des jeunes générations : il me semble que pour eux les besoins premiers étant satisfaits, ils commencent par chercher à satisfaire d’emblée le besoin de s’accomplir , quitte à se tromper dans l’échelle des valeurs en misant sur certains besoins individuels (sont-ce encore des besoins) , voire égo-centrés. Comme une pyramide de Maslow à l’envers !
Pour ce qui concerne les agriculteurs , le grand écart vient souvent à mon avis de l’écart entre une passion très forte et omniprésente (un destin ?) et la difficulté -voire l’impossibilité- actuelle de vivre de cette passion ou du manque de reconnaissance de la société.
D’où des tensions (internes et externes), du mal-être, des dépressions et malheureusement parfois des suicides que vous connaissez trop bien.
Bon courage à vous dans votre combat !
Rémi Mer