Claude Passelande, céréalier de l’Indre-et-Loire à la retraite, avait pensé céder son exploitation à l’un de ses deux fils. Un funeste destin en a décidé autrement, avec les suicides de l’un en 2013, puis de l’autre en 2016. Depuis, il ne cesse de vouloir alerter les pouvoirs publics sur les drames qui se nouent dans les campagnes.
Mais ses courriers, adressés avec son épouse Dominique aux ministres en exercice concernés par son histoire (agriculture, écologie et santé), sont restées lettres mortes avec le gouvernement précédent (sous François Hollande), tout comme avec l’actuel (avec une seule réponse, celle de Stéphane Travert, mais non satisfaisante, lire en fin d’article). WikiAgri diffuse aujourd’hui ce courrier, à la mémoire de Olivier et Valéry Passelande.
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A Monsieur le ministre de l’Agriculture
et les fonctionnaires du ministère de l’Agriculture
Madame la ministre de l’Ecologie
et les fonctionnaires du ministère de l’Ecologie
Madame la ministre de la Santé
et les fonctionnaires du ministère de la Santé.
Monsieur le préfet d’Indre-et-Loire
Objet : lettre d’un couple de parents suite aux suicides de leurs deux fils :
– Olivier le 21 mars 2013 à l’âge de 41 ans
– Valéry le 2 juillet 2016 à l’âge de 42 ans.
– Récit et constations
Monsieur le ministre de l’Agriculture,
Suite aux décès de nos deux fils agriculteurs qui ont mis fin à leurs jours, nous nous permettons de vous alerter du malaise dans lequel se trouve actuellement l’agriculture en France.
Notre fils ainé, Olivier, s’est installé en 1999 sur une exploitation de 80 hectares, en production céréalière.
Notre fils cadet, Valéry, s’est installé en 1997 sur une exploitation de 78 hectares, en production céréalière.
Moi-même, leur père, exploitais 118 hectares, également en production céréalière et ensemble, nous réalisions de la prestation chez des collègues.
Les trois entreprises fonctionnaient bien et dégageaient du revenu.
A mon départ à la retraite, fin 2010, je partageais la surface de mon exploitation à chacun de mes fils de façon à ce qu’ils aient chacun une surface équivalente. Chacun de mes deux enfants décidait d’exploiter sa surface indépendamment de l’autre, ne partageant que la moissonneuse-batteuse. Olivier décidait de travailler en utilisant de nouvelles techniques comme le « sans labour » permettant de diminuer les coûts de travail du sol alors que son frère Valéry, sans renier les techniques nouvelles, décidait de cultiver de façon plus traditionnelle tout en expérimentant des techniques nouvelles pour une transition plus en douceur.
Olivier, ayant eu des échecs avec ses nouvelles applications, manifestait des états de plus en plus dépressifs. Il était admis régulièrement en service psychiatrique, mais trop peu de temps, le travail attendait…
Lorsqu’il n’était pas en état d’assurer son travail, son frère et moi assurions les interventions sur son exploitation. Malgré le soutien de son épouse et de ses proches, la vie pour sa famille devint de plus en plus difficile.
Suite à l’automne 2012 très humide, donnant des conditions de travaux difficiles dans les champs début 2013, il mit fin à ses jours le 21 février 2013 laissant une jeune veuve âgée de 36 ans et deux fillettes âgées de 5 et 3 ans au moment des faits. Et pourtant, son entreprise n’était pas déficitaire.
A la suite du décès d’Olivier, son frère cadet Valéry reprit la totalité de son exploitation, soit 274 hectares.
Au mois d’août suivant, à la fin des travaux de récolte, Valéry, fatigué et très touché par le décès de son frère, eut un choc psychologique, ce qui le fit douter de ses capacités à conduire une telle surface. Il décidait de céder 73 hectares à un jeune agriculteur pour ne conserver qu’une surface de 201 hectares.
Valéry ne s’est jamais retrouvé seul pour effectuer son travail. Moi, son père retraité, assurais avec lui le partage des travaux de son exploitation.
Pendant cette période, Valéry était suivi médicalement par un médecin psychiatre. Quelques mois plus tard, se sentant mieux, il décidait de suspendre son traitement qui lui occasionnait des effets secondaires notamment pour la conduite des matériels demandant beaucoup de concentration.
Puis, les années 2013-2014 étant des années climatiques très compliquées et les charges d’exploitation subissant de fortes hausses (hausse des engrais, produits phytosanitaires, maintenance du matériel agricole, taxes), Valéry commençait à avoir des doutes pour assurer la pérennité de son exploitation.
L’année 2015, bien que les prix des céréales soient plutôt à la baisse, les rendements obtenus sur son exploitation lui permettent de passer le cap. Durant cette période, il m’entretenait régulièrement sur l’évolution de la réglementation de la Pac, sur les molécules phytosanitaires qui passaient à la trappe. En effet, les incohérences de la réglementation entre des mesures verdissantes, parfois en complète contradiction avec l’agronomie, provoquant dans tous les cas des charges supplémentaires pendant que les aides directes étaient revues à la baisse.
Là-dessus, se profile la campagne 2016, alors que le début de cette année se présentait avec un potentiel de rendement plus que correct, les intempéries des mois de mai et juin viennent mettre à bas tout le potentiel escompté.
Valéry prit conscience du désastre à venir, tomba à nouveau en dépression. Malgré un suivi psychiatrique, il mit fin à ses jours le 2 juillet 2016, juste avant le début de la récolte, laissant une veuve âgée de 39 ans et deux orphelines de père âgées de 22 mois et 10 ans.
Avec un collègue retraité de l’agriculture, nous avons assuré malgré notre grande douleur les travaux de récolte.
Dans le but de nous accorder, ma belle-fille et moi, un délais de réflexion pour le devenir de l’exploitation, je décidais à l’âge de 67 ans, de mettre en place des cultures de colza (fin août) et de blé (à l’automne) afin d’assurer la cession de l’exploitation dans les meilleures conditions pour le compte de ma belle-fille et de mes petites-filles.
Malheureusement, nous ne sommes pas les seuls parents à se trouver dans une telle situation, sans oublier les conjoints et les orphelins. Ces situations sont pratiquement journalières chez les agriculteurs. Un métier difficile, compliqué ; nous ne maitrisons ni le temps, ni les prix de vente de nos produits. S’ajoutent des réglementations de moins en moins justifiées, surtout en France où l’on veut laver plus blanc que blanc, les politiques de plus en plus distants du monde agricole, la société mettant au pilori ses agriculteurs, les accusant de tous les maux tant sur les pratiques culturales sans en connaitre les tenants et les aboutissants. Nos décideurs prenant des décisions plus dans le but de satisfaire une clientèle électorale, pas forcément pour le bien de la planète, nombre d’agriculteurs se sentant comme la boule dans le flipper, en viennent à des situations extrêmes.
Bien d’autres métiers font que les agriculteurs ne sont malheureusement pas les seuls à vivre des situations dramatiques, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils se retrouvent très seuls face à leurs problèmes et en grand désarroi. Etant ballotés dans le court terme, et sans perspectives dans le long terme, le monde paysan se pose beaucoup de questions sur son devenir, c’est pourquoi certains en arrivent à prendre des solutions sans retour.
Et pourtant, par leur travail, les agriculteurs génèrent une économie essentielle dans notre pays. Ils occupent et aménagent le territoire, travaillent en amont avec des fournisseurs pour les cultures et l’élevage, des bâtisseurs, des fabricants et distributeurs de matériels agricoles… chez lesquels nous trouvons beaucoup de travailleurs occupant des postes de tous niveaux.
En aval, ils alimentent la transformation des produits céréaliers et animaux. Là encore beaucoup d’emplois de tous les niveaux. Tout ceci apporte de la valeur ajoutée intéressante pour l’Etat grâce à l’apport des taxes et permet des exportations rapportant des devises à notre pays, devises en baisse notamment depuis l’embargo envers la Russie, discutable, tout au moins pris sans mesurer les conséquences répercutées sur notre économie ni sur les hommes dont les effets destructeurs sont incommensurables ! Nous constatons depuis quelques temps que les politiques sont plus soucieux de leur avenir politique que de l’avenir de la France et des Français.
Dans notre grande douleur, nous espérons que vous prendrez en considération ces événements inquiétants pour l’avenir de la France que nous eu l’honneur de porter à votre connaissance.
Dans l’attente d’une réponse, nous vous prions d’agréer, monsieur le ministre de l’Agriculture, l’expression de notre haute considération.
Claude Passelande
Dominique Passelande
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L’unique réponse à ce courrier envoyé, donc, à 6 ministres (trois sous le gouvernement Hollande, les trois mêmes destinations sous le gouvernement Macron) est venue de Stéphane Travert… Mais le moins que l’on puisse écrire est qu’elle n’est pas vraiment satisfaisante. En fait, il s’agit d’un courrier-type, où seul le premier paragraphe est modifié selon le destinataire (nous pouvons citer d’autres personnes ayant reçu exactement le même courrier). Cette réponse est datée de décembre 2017.
Après ce premier paragraphe « personnalisé », on peut donc lire :
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Il est aujourd’hui essentiel de rassembler toutes les parties prenantes pour trouver des solutions aux difficultés qui se posent à l’agriculture et aux agriculteurs.
C’est pourquoi j’ai lancé les états généraux de l’alimentation (EGA) qui visent à relancer la création de valeur et en assurer l’équitable répartition. Ils doivent créer les conditions permettant aux agriculteurs de vivre dignement de leur travail par le paiement de prix justes. Il s’agit aussi d’accompagner la transformation des modèles de production afin de répondre davantage aux attentes et aux besoins des consommateurs, et de promouvoir les choix de consommation privilégiant une alimentation saine, sûre et durable.
Le Président de la République, au cours de son discours d’étape sur les EGA le 11 octobre 2017 au marché de Rungis, a validé un certain nombre de mesures proposées par les participants aux états généraux pour que ces objectifs soient atteints.
Les EGA s’achèvent ces jours-ci et d’autres mesures seront annoncées avant la fin de l’année.
Il nous appartiendra alors de continuer tous ensemble le travail de fond destiné à transformer notre agriculture pour assurer une juste rémunération à tous les agriculteurs, leur donner des perspectives, de l’espoir et leur redonner la fierté de leur travail si important pour notre pays.
[formule de politesse « l’assurance de mes courtoises salutations« , puis signature manuscrite de Stéphane Travert]
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Il s’agit donc d’un courrier-type envoyé à toutes celles et ceux se posant des questions sur l’avenir de l’agriculture française. Très administratif, loin de toute humanité, il assure la promotion de la politique gouvernementale davantage qu’il ne répond aux préoccupations de parents en deuil. Et pour cause, il n’a pas été rédigé pour cela !
En ce moment, une marche citoyenne a pour vocation de lever le tabou sur le suicide en agriculture. Le dimanche 14 octobre, toute une journée sera dédiée à la problématique à Sainte-Anne d’Auray dans le Morbihan. Et s’il était temps d’éveiller les consciences de tout le monde, décideurs politiques compris ?
En savoir plus : http://www.wikiagri.fr/articles/suicide-des-agriculteurs-quelle-vie-possible-apres-pour-la-famille-/12910 (vidéo dans laquelle Claude Passelande explique sa terrible histoire).
Ci-dessous, copie d’écran du début du courrier envoyé par Claude et Dominique Passelande à trois ministres en exercice, d’abord sous François Hollande, puis sous Emmanuel Macron.