Dire qu’il suffisait de baisser de 2 ou 3 % la production de lait dans chaque ferme de l’Union Européenne… Dix mille fermes, oui, dix mille fermes laitières vont disparaître en France en 2017 ; voilà la prévision faite par la FNPL (fédération nationale des producteurs de lait). C’est un massacre.
Et ce plan a été méthodiquement orchestré par les industriels avec la bénédiction de leurs acolytes, syndicats dominants, politiques et organisations agricoles, car rien n’a été fait pour éviter ce carnage. Rien n’a été fait pour éviter la surproduction. Rien n’a été fait pour organiser la production différemment, afin que les producteurs puissent agir. Bien au contraire : il faut laisser le marché faire son œuvre et il faut obliger les éleveurs à adhérer aux organisations de producteurs verticales pour les ligoter définitivement aux industriels.
Dix mille fermes vont disparaître et pourtant, comme le soulignent les industriels, avec le cynisme qui les caractérise, la production restera la même et peut même augmenter. Ouf ! Nous voilà rassurés.
La fixation du prix du lait payés aux producteurs est une énigme. Personne ne peut expliquer comment est fixé le prix du lait ; on s’aligne sur le moins disant. D’ailleurs, le prix du lait en Europe est un scandale quotidien, je m’explique : 94 à 95 % du lait produit en Europe est consommé en Europe sous forme de fromages, de glaces, de crèmes… donc de produits à forte valeur ajoutée, et il y 5 à 6 % qui vont sur le marché mondial sous forme de beurre et de poudre de lait, donc à valeur ajoutée faible. Est-ce normal que ce soit les 5 à 6 % de la production à faible valeur ajoutée qui détermine le prix des 94 à 95 % restants ? Et où va la valeur ajoutée du lait consommé en Europe ? Et les coopératives qui ont obligation de publier leurs comptes, sous peine d’amende, préfèrent payer l’amende plutôt que de publier leur résultat, et surtout l’affectation des bénéfices. Que font les administrateurs ? Ces mêmes coopératives qui ont été créées par nos parents, voire grands-parents pour les plus jeunes, aujourd’hui ce sont les salariés des coopératives, donc nos salariés, qui nous passent la corde au cou. Ces mêmes salariés qui sont parfois honteusement rémunérés vivent, il faut le rappeler, grâce aux parts sociales des agriculteurs et du travail des paysans qui suent sang et eau chaque jour de l’année afin de respecter leur engagement coopératif.
Il faut aussi savoir que dès que le lait arrive dans les laiteries, il subit tout un tas de
« process » qui le dénaturent, par exemple le cracking ! Cette technique consiste à segmenter tous les constituants du lait un par un afin de les revendre séparément. Chaque constituant du lait est donc revendu aux industries chimiques, cosmétiques, pharmaceutiques, etc. C’est le même principe qui dit que cela rapporte beaucoup plus de vendre une voiture en pièces détachées que de la vendre entière ; il en est de même pour le lait ! On trouve donc partout des composants du lait : dans les peintures, les médicaments, la colle, les aciers, les papiers… et c’est très bien, sauf que l’injustice est bien présente ! D’abord au niveau des producteurs qui, via leurs parts sociales, ont investi dans ces techniques de haut vol, dont ils ignorent l’existence, sans en retirer le moindre bénéfice. Pourtant le cracking permet de dégager de solides marges qui remplissent bien les poches des industriels ! Ensuite, au niveau des consommateurs. Que les industriels crackent 20 %, voire 50 %, et pourquoi pas 80 % du lait n’a en soi rien de scandaleux ; le problème est qu’ils crackent tout ce qu’ils peuvent tant la dénaturation du lait rapporte de l’argent. Il faut bien comprendre que, lorsque les industriels enlèvent un constituant du lait, ils le remplacent par un autre équivalent, respectant ainsi les normes de composition, mais de moins bonne qualité. Et, aujourd’hui, les consommateurs achètent du lait qui n’en est plus !… Ils est grand temps que les politiques légifèrent afin d’interdire le cracking du lait destiné à la consommation.
Le syndicat JA (Jeunes Agriculteurs) déclare périodiquement que le prix des reprises est un frein à l’installation. Et bien sachez, jeunes gens, que la génération sortante, celle des plus de 55 ans, aura comme indemnités de retraite un montant qui sera de l’ordre de 800 à 900 euros par mois pour les meilleurs ; et cela après avoir trimé durement depuis leur plus jeune âge. Aujourd’hui, ils se font spolier par les crises à répétition et vous, vous leur demandez de brader leurs fermes, alors que ce sera le seul moyen pour beaucoup d’avoir un niveau de vie acceptable et d’assurer une fin de vie digne. N’avez-vous pas honte ? Je crois que si vous aviez mis autant d’énergie ces dernières années pour obtenir des prix rémunérateurs que vous avez mise pour garantir des volumes de production, la question du prix des reprises ne se poserait pas. Cessez donc d’être les perroquets de vos aînés syndicalistes.
Robotique, informatique, drones… et l’on voit déjà les yeux qui s’illuminent : « Vous ne serez plus des paysans, des ploucs ou des bouseux, vous serez des agri-managers, des chefs d’entreprise ! » Et là, on voit carrément le torse se bomber, les biceps se gonfler, et le ton se durcir ! L’agriculture, aujourd’hui, ressemble à une cour de récréation, c’est à celui qui aura la plus « grosse », celui qui pissera le plus loin : en effet, dans la campagne, on montre que l’on a la plus grosse ferme, le plus grand troupeau, le plus gros tracteur, ah, le tracteur ! Et c’est comme ça que l’on fait bander les paysans, et pourtant lorsque l’on voit les résultats économiques affichés par les centres de gestion, il n’y a pas de quoi être fiers. Si l’on devait réellement appliquer les principes économiques, 80 % des fermes seraient déclarées en faillite. Quelle réussite éblouissante ! Et c’est sans parler des drames familiaux. Tout ce modernisme a un coût énorme qui passe par un endettement particulièrement exorbitant, ce qui rend les paysans vulnérables et à la merci des banques, des coops, du système… mais il faut bien produire, et beaucoup si possible.
« Lorsque le prix est haut, il faut produire plus pour faire de la trésorerie, et lorsque le prix est bas, vous devez produire plus pour diluer les charges », ainsi parlent les économistes agricoles, vous savez, ces prédateurs qui ânonnent du matin au soir ce genre de stupidités. Avec un tel raisonnement, nous serons toujours en surproduction, donc toujours en crise, donc les prix seront toujours bas. Pour illustrer cette ânerie, il suffit de regarder la production laitière danoise qui est passée en quelques années de fermes de 50-60 vaches à des fermes de 200-250 vaches, avec des productions qui dépassent le million de litres de lait par ferme et par an. Eh bien aujourd’hui, ils sont endettés à 20 000 € par vache, en moyenne, et pourtant, ils ont augmenté le volume de production par vache, par paysan, par hectare… et finalement, ils sont ruinés, ils ne décident plus rien sur leurs fermes : normal, elles ne leur appartiennent plus. Donc ce principe qui dit que le volume dilue les charges est faux. Pourtant c’est ce que tous les techniciens, économistes, proches de l’industrie affirment haut et fort, et c’est ce modèle d’agriculture que l’on nous impose ; pour ce faire, il vous faudra dévorer votre voisin ou vous faire dévorer par votre voisin. C’est la catastrophe assurée.
Et dire qu’il suffisait de baisser de 2 ou 3 % la production de lait dans chaque ferme de l’Union Européenne pendant 6 mois, un an, pour que la crise soit stoppée nette, pour que l’on puisse mettre en place un outil de gestion de l’offre. Faut-il attendre la prochaine chute du prix du lait, vraisemblablement après l’été 2017, ou faut-il que les paysans décrochent leur enfant de la poutre pour enfin réagir ? Car cette agriculture industrielle qui consomme beaucoup plus de calories qu’elle n’en produit, là-aussi le bilan comptable est délirant, est condamnée à disparaître, ce n’est qu’une question de temps. Mais nous pouvons encore réagir.
Oui, quand les paysans arrêteront d’être pour des cons pris, oui, quand les paysans auront compris tout cela et bien d’autres choses, oui, quand les paysans auront compris qu’ils ont été trompés et trahis, et je pense qu’il n’est pas trop tard, alors nous pourront changer de direction. Tout est possible, il faut juste agir !
Pierrick Berthou
paysan de Quimperlé, Finistère
En savoir plus, articles du même auteur : https://wikiagri.fr/articles/vous-avez-dit-280-/6642 (vous avez dit 280 ?) ; https://wikiagri.fr/articles/ma-grand-mere-me-disait/10550 (ma grand-mère me disait…).
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