La prochaine réforme de la Pac ne sera pas la prérogative de la Commission européenne. A Chambord, 20 ministres européens de l’Agriculture ont défini les quatre principes sur lesquels la Pac reposera en 2020. Plus qu’un playdoyer sur la Pac, cette journée d’échanges informels est l’amorce d’un long travail prospectif.
C’est l’effet Chambord. Le 2 septembre dernier a été la journée de travail la plus consensuelle de l’histoire de la Pac. En deux heures, vingt ministres européens de l’Agriculture (pour des raisons calendaires étaient absents les ministres croates, néerlandais, letton, finlandais, espagnol, italien et portugais) ont esquissé la feuille de route qui régira la longue phase de réflexion et de travail à conduire pour réformer la Pac en 2020. Elle repose sur quatre principes (repris en fin d’article).
Cette feuille de route n’est pas seulement le meilleur témoignage que les Vingt-sept apportent pour manifester leur attachement au maintien d’une politique agricole commune. Elle initie une nouvelle méthode de travail. Le Conseil européen et le Parlement européen ont des pouvoirs étendus sur la Pac et ils tiennent à les faire valoir. La prochaine réforme de la Pac ne sera pas la prérogative de la Commission européenne comme par le passé.
Mais surtout, plus qu’un playdoyer pour la Pac, cette journée d’échanges informels du 2 septembre a été l’occasion de :
– conforter le projet européen des Vingt-sept alors que le Brexit en a ébranlé les fondements. La Pac est la seule politique mutualisée de l’UE ;
– reconnaître que la Pac et l’UE sont indissociables. La Politique agricole commune fait partie intégrante du projet européen de l’Union. La fin de la Pac, c’est assurément la fin de l’Union. Et si elle est critiquée, c’est parce que les pays membres en attendent beaucoup d’elle ! Les pays membres historiques de l’UE savent qu’ils doivent beaucoup à la Pac. Et les plus récents en apprécient, depuis leur intégration européenne, ses bénéfices. Ils comptent sur elle pour retrouver une sécurité alimentaire et pour maintenir dans les zones rurales une activité économique.
– d’engager pour la première fois un travail prospectif à plus de trois ans de la prochaine réforme. Les pays membres de l’UE veulent avoir la main sur le calendrier de discussions. Cette réforme sera le résultat d’une réflexion collective entre gouvernements attachés à cette politique mutualiste et à laquelle sera associée la Commission européenne et non plus, comme par le passé, une succession de projets de règlements élaborés par les fonctionnaires de cette Commission par rapport auxquels il est difficile de s’interposer.
– souhaiter une Pac moins libérale et il revient à la Commission européenne de le comprendre.
A Chambord, la France a fait l’inventaire des troupes favorables à la politique agricole commune. Il s’agit des gouvernements des pays membres de l’UE, et en particulier leurs ministres de l’agriculture, du Parlement européen, et du Copa-Cogeca. Autant d’institutions qui doivent leur légitimité au suffrage universel ou à leur représentation professionnelle, ce qui n’est pas le cas de la Commission européenne dont les membres sont désignés.
Notre pays sait sur qui compter pour engager le prochain projet de réforme de la Pac pour l’après 2020. Et elle devra être dotée d’un budget conséquent pour faire face, mieux qu’actuellement, à la volatilité des marchés et aux accidents climatiques.
Cette réunion à vingt doit-elle son succès à l’absence des Britanniques? A la nécessité de ressouder les pays membres de l’Union européenne à ce qui les unit plutôt qu’à ce qui les diviseaprès la décision du Royaume-Uni de quitter le navire ?
Selon Christian Schmidt, ministre allemand de l’Agriculture et futur président du G20 agricole, le château de Chambord est un endroit tout à fait approprié pour parler de l’avenir de la Pac. Les ministres n’étaient là ni pour défendre les intérêts de leur pays, ni pour prendre des décisions qui engagent l’avenir de leurs ministres mais pour initier une réforme qu’ils n’appliqueront même pas ! En effet, la plupart d’entre eux ne seront plus en fonction en 2020. Mais cet exercice n’a de sens que si chacun tire, des crises actuelles, des enseignements.
C’est une réunion extraordinaire, a déclaré pour sa part le ministre chypriote de l’agriculture à son homologue français. Stéphane Le Foll semble en effet avoir réussi un coup politique. Tout d’abord parce que les quatre principes sont en phase avec les propositions faites au nom de la France, sur l’avenir de la Pac, mises sur la table lors d’un débat le 31 mai 2016 à Amsterdam (même si ce n’était pas l’objet de la journée de s’exprimer sur les propositions françaises). Et ensuite parce la réunion a abouti à un accord en un temps record alors que les Conseils européens à Bruxelles sont plutôt sources de tensions et de mécontentements.
Si la priorité pour les Vingt ministres présents (et probablement les vingt-sept en comptant les absents) est le nouveau projet de réforme de la Pac, et non son financement, nous savons d’ores et déjà que son périmètre budgétaire sera en 2020 différent de l’actuel.
Le Brexit (le départ de Royaume Uni de l’UE) représentera un manque à gagner pour les finances européennes de 7 milliards d’euros nets par an. Aussi, soit l’UE décide de réduire la voilure et aucun budget ne sera épargné par cette opération minceur, soit les Vingt-sept décident d’augmenter leur contribution budgétaire. Le Brexit représente un handicap pour l’Union européenne pour longtemps encore.
A Chambord, les ministres de l’agriculture ont défini quatre principes. Tout d’abord leur attachement à la Pac, la seule politique européenne mutualisée. Mais le budget devra en 2020 rester conséquent et un énorme travail de simplification s’impose. Les défis alimentaires, environnementaux, économiques et territoriaux sont largement partagés par les vingt ministres présents et mais aussi par le Portugal, l’Espagne et l’Italie. Enfin, face à des crises « extrêmement dures, de marché, climatique, sanitaire, des outils sont à améliorer, d’autres à inventer », a assuré le ministre français. Créer à cette fin un troisième pilier pour donner des outils aux agriculteurs fait partie des hypothèses étudiées. Les aides contracycliques ne sont pas d’actualité mais l’abaissement des seuils de déclenchement des indemnisations en cas de sinistres est une des hypothèses les plus crédibles actuellement discutées. L’idée serait de convertir une partie des aides en épargne de précaution pour couvrir les faibles pertes (inférieures à 20 % du chiffre d’affaires par exemple) et d’étendre la couverture assurancielle pour les risques les plus élevés. Le seuil de franchise actuel de 30 % est actuellement trop élevé.
Il n'y a pas de commentaires pour le moment. Soyez le premier à participer !
Des millions d’euros d’aides agricoles détournés, Le scandale européen…
Une enquête au long cours du New York Times, publiée entre novembre et décembre 2019, est à l’origine d’une critique radicale du système européen de soutien et d’aides à l’agriculture – la « politique agricole commune » (PAC).
Conduite dans neuf pays par plusieurs journalistes, l’enquête est à l’origine de révélations explosives, démontrant qu’une large partie de ces aides ou subventions destinées aux agriculteurs était détournées au profit d’oligarques des pays de l’Est.
L’enquête a également montré qu’une véritable mafia agricole prospérait dans ces pays, grâce à un système de corruption, y compris au plus haut niveau de l’État. Cet argent de la PAC, indispensable à la survie de milliers d’agriculteurs européens, est ainsi capté par une poignée d’acteurs et ne sert ni au soutien ni au développement ou à la transition de l’agriculture européenne.
Les dérives pointées par cette enquête ont été bien identifiées par certains économistes qui s’intéressent aux dynamiques de « capture réglementaire ».
Que révèle le New York Times ?
L’enquête révèle l’existence de fraudes massives aux subventions agricoles européennes. Elle se concentre dans les pays de l’Est où de véritables mafias agricoles opèrent des détournements massifs de subsides européens. L’enquête révèle également un système de corruption à grande échelle, y compris dans les ministères ou les cercles plus proches du pouvoir afin de rendre possibles ces détournements.
Andrej Babis (premier ministre de la République tchèque) a ainsi bénéficié, au travers de multiples sociétés, de plus de 40 millions d’euros de subventions en 2018. La Commission européenne lui réclame par ailleurs de rembourser plus de 17 millions d’euros d’aides indues.
En Hongrie, le gouvernement de Viktor Orban a cédé « des milliers d’hectares de terres publiques aux membres de sa famille et à ses proches, dont un ami d’enfance qui est devenu l’un des hommes les plus riches du pays », souligne le quotidien. En Bulgarie, 100 structures juridiques captent à elles seules plus de 75 % de la totalité des aides de la PAC…
Dans leur enquête, les journalistes précisent que :
« […] les subventions agricoles européennes sont utilisées pour soutenir les oligarchies locales et produisent la version moderne d’un système féodal corrompu. »
Les aides et subventions sont ainsi captées par une poignée d’acteurs, élus ou proches d’hommes politiques, qui ont fait main basse sur les terres agricoles, auparavant exploitées dans le cadre des systèmes collectivistes de ces pays de l’Est. Ces dérives conduisent par ailleurs au maintien d’une paysannerie sans terre, exploitée par ces grandes structures agricoles.
L’enquête interroge enfin les limites du système de la PAC, soulignant qu’il ne permettrait pas d’orienter les fonds vers une transition agricole durable. Les subventions, indexées sur la taille des exploitations, favorisent l’émergence d’immenses ensembles agro-industriels fonctionnant avec relativement peu d’emplois et selon des modes d’exploitation dits « conventionnels ».
À quoi sert la PAC ?
La PAC (politique agricole commune) constitue l’un des piliers historiques de la politique européenne. Il s’agit d’un système d’orientation, de régulation et de soutien aux agricultures et aux agriculteurs des pays membres de l’UE.
Officiellement entrée en vigueur en 1962, la PAC repose sur deux piliers. Le premier est relatif au soutien aux prix et aux marchés agricoles (le pilier historique de la PAC) ; le second se focalise sur le développement rural.
Dotée d’un budget annuel de plus de 60 milliards d’euros, la PAC a historiquement représenté le premier poste budgétaire (aux alentours de 40 % du budget européen). Elle est, encore et surtout, connue du grand public pour ce qu’elle n’est plus : un système de régulation des volumes et, indirectement, des prix des denrées agricoles et alimentaires. Car depuis les années 1990, les différents secteurs ont été dérégulés, laissant l’agriculture européenne en prise directe avec les marchés agricoles mondiaux, où les prix sont fixés par le libre jeu de l’offre et de la demande.
Dans cette compétition mondiale inégale (certains États soutenant ou subventionnant plus ou moins fortement leur agriculture, sans parler des coûts du travail et de production), la PAC agit de moins en moins comme un amortisseur ou un paravent, comme ce fut le cas par le passé. Elle doit désormais poursuivre différents objectifs, parfois contradictoires : assurer l’orientation des productions agricoles, maintenir un relatif niveau de suffisance alimentaire, tout en tenant compte des évolutions environnementales nécessaires – on parle de « verdissement » de la PAC.
Des possibilités de détournement accrues ?
À l’heure où les contours et le contenu de la future PAC (2021-2027) sont discutés, les risques de dérives et de détournements révélés par le New York Times sont plus que jamais présents. La prochaine PAC fonctionnera en effet avec une plus grande subsidiarité – et donc une décentralisation plus poussée. De nombreux commentateurs ont fort logiquement parlé de « renationalisation » de la PAC.
Cela signifie concrètement que les États nationaux vont retrouver une marge de manœuvre et de décision plus importante, qui leur permettra de décider, non plus au niveau européen mais bien au niveau national, des critères et, indirectement, de l’allocation de ces aides. Cela risque de laisser encore plus de possibilités aux fraudeurs d’opérer en toute impunité, en l’absence d’un contrôle direct de l’Union européenne.
À quoi ressemblera l’agriculture européenne dans 20 ans ? (France Inter/YouTube, juin 2018).
Un regard théorique sur les dérives de la PAC
L’enquête du New York Times révèle deux choses essentielles : le détournement de fonds agricoles européens et l’accaparement de ces fonds par une poignée d’acteurs qualifiés d’« oligarques ».
Ces comportements, choquants, ne surprennent qu’à moitié et s’observent malheureusement dans d’autres secteurs. Ce qui est en cause ici, c’est le détournement à son seul profit d’aides publiques qui doivent bénéficier à un collectif ou une communauté.
Il s’agit d’une forme extrême et poussée de comportements opportunistes. Bien analysé par la « théorie de l’agence », ces comportements nuisibles sont rendus possibles par l’existence d’asymétries d’information.
C’est parce qu’il existe des failles, des informations manquantes ou non recoupées, et des déficiences de contrôle à différents niveaux du système (européen et national) que des individus peu scrupuleux peuvent détourner à leur profit des fonds destinés à la communauté agricole.
L’asymétrie d’information se manifeste très concrètement dans chaque situation où un individu (ou une organisation) n’a pas toute l’information nécessaire et suffisante pour vérifier qu’un autre réalise bien l’action demandée, et avec le niveau de qualité requis. Il en va ainsi du client face au garagiste : n’étant pas vous-même mécanicien, impossible d’être certain que ce dernier a correctement effectué les réparations et n’a pas essayé de vous tromper.
Les individus et organisations incriminés dans l’enquête du New York Times ont pu ou su profiter des failles du système, quand ils ne les ont pas créées eux-mêmes, grâce à la corruption. En l’absence d’une information adéquate, les systèmes de vérification et de contrôle ne peuvent pas s’exercer efficacement.
Quant à la corruption, condamnable, elle semble relativement « logique et rationnelle » pour ceux qui la mettent en œuvre : c’est un coût, ou plutôt un investissement, dont le bénéfice tiré doit être supérieur aux risques encourus.
Conférence sur l’ouvrage « Philosophie de la corruption » de Thierry Ménissier. (MSH Alpes/YouTube, janvier 2019).
De nombreux économistes, citons George Stigler, ont démontré au travers de la « théorie de la capture de la régulation » que certains contextes étaient favorables à l’émergence de la corruption. Dans le cas de la PAC, tous les ingrédients sont réunis pour aboutir à cette situation où la corruption devient rationnellement rentable.
Par ailleurs, le système d’allocations et de subventions pousse en lui-même à un autre effet pervers : une partie des ces aides européennes étant payées à l’hectare, cela incite certains acteurs à augmenter les surfaces déclarées, concentrant encore plus les richesses dans les mains d’une poignée d’acteurs et appauvrissant encore davantage une base importante de paysans européens. Ce phénomène de concentration des richesses pour une infime minorité – la tactique du winner-take-all – incite encore plus à la concentration.
Droit d’inventaire
Ces révélations montrent la PAC sous un jour très négatif, dévoilant un système politique agricole de connivence où la prévarication, les relations et la corruption dominent, privant des milliers de paysans des fonds essentiels à leur survie économique.
Face à un tel constat, la future PAC devrait donc mettre sur pied des dispositifs efficaces de contrôle de ces fonds, afin de lutter contre ces comportements opportunistes, et permettre ainsi d’orienter ces subsides vers ceux qui en ont le plus besoin et vers des initiatives prioritaires (transition écologique par exemple).
Il s’agit aujourd’hui de mettre en œuvre un véritable droit d’inventaire de l’actuelle PAC pour que ces dérives ne se reproduisent plus, sous peine de saper définitivement l’un des piliers les plus puissants de la politique européenne.