1972 fut une année de grandes manifestations paysannes en Bretagne, notamment dans le Finistère et le Morbihan. La cause était les faibles prix des produits agricoles payés aux paysans, par les coopératives, qui avaient été créées afin de mieux vendre et donc d’organiser l’agriculture. Et bien déjà en 1972, les paysans ne trouvaient pas leurs comptes, alors ils firent le nécessaire pour tenter de se défendre et déjà ils se firent « rouler dans la farine ». Cette grande grève du lait a vite été étouffée, il ne fallait pas que cette légitime grogne contamine les autres régions de France.
Au travers du film « La guerre du lait » (Ndlr : vidéo de la bande-annonce + lien vers le film entier en fin de texte), Guy Chapouillé retrace cette lutte paysanne contre cette injustice et surtout rafraîchit notre mémoire. 45 ans plus tard que reste t-il de cette action? Il faut bien admettre que les générations de paysans qui ont suivi n’ont pas su retenir les leçons, bien mal leur a pris !
Feu Alexis Gourvennec disait « l’agriculture a vocation de fournir l’industrie », chacun comprenait que l’agriculteur était l’allié né de l’industrie alors que M. Gouvennec voulait dire que l’agriculteur sera aliéné par l’industrie, ce qui ne veut pas dire la même chose et surtout n’a pas les mêmes conséquences : le produire toujours plus était en ordre de marche ! Depuis la fin des années 70 l’Agriculture a changé de dimension, en mieux ? Toujours est-il que les fermes d’alors n’ont rien à voir avec celles d’aujourd’hui. Force est de constater que l’agriculteur est de plus en plus dépendant de l’industriel , tant pour sa façon de produire que pour la commercialisation de ses produits : le paysan est industriel-dépendant, et le problème de sa rémunération demeure.
1984, on impose aux paysans les quotas laitiers, et le moins que l’on puisse dire est que la pilule fut dure à avaler pour certains et pourtant… La question que l’on doit se poser, encore aujourd’hui, est : Pourquoi l’Europe a décidé de mettre en place les quotas laitiers ? En 1984, l’Europe croule sous le poids des stocks de beurre et de poudre de lait, déjà la surproduction ! Ce qui a un coût exorbitant, devant l’imminence de la catastrophe deux choix sont possibles ;
1) instauration de quotas laitiers afin de réduire la production pour assainir le marché.
2) le laisser faire, c’est le marché qui va assainir tout cela.

L’Europe choisit l’option des quotas afin d’assurer un revenu aux paysans et, par la même occasion, de préserver un nombre certain de paysans. La voie du laisser faire aurait été désastreuse économiquement et socialement pour les paysans et l’ensemble de la société. Après ce constat , il est facile de comprendre que depuis le 1er avril 2015, date de la fin des quotas laitiers, tout ce qui se passe était prévisible, pourquoi voulez-vous que ce qui ne marchait pas avant les quotas laitiers marche après les quotas laitiers : les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets.
1984, donc, mise en place des quotas laitiers et finalement la catastrophe telle qu’annoncée par les libéraux ne se produit pas, bien au contraire. Les paysans ont une rémunération, restent nombreux et sur tout le territoire, les industriels, quant à eux, s’adaptent fort bien à ce système. Une économie, à l’échelle de l’Europe, se mettait en place et un équilibre certain était trouvé. C’était sans compter sur le besoin d’impérialisme des libéraux à qui il faut toujours plus. Ils ont sans cesse œuvré contre les quotas laitiers jusqu’à faire « sauter le verrou » le 1er avril 2015. Trois mois et demi plus tard donc, en juillet 2015, grosses manifestations en France contre les prix des produits agricoles payés aux producteurs ; on allait voir ce qu’on allait voir ! Et si rien ne bougeait, promis, juré, en septembre « ça va barder, comme jamais ! », rien ne bouge ! Septembre 2015, grande procession de tracteurs à Paris, un vrai show à l’américaine, résultat? Des broutilles. Janvier 2016, la France est quasiment prise en otage avec souvent des comportements dignes de voyous, et là, toujours rien ! Depuis l’après guerre il suffisait aux paysans de « gueuler » un bon coup et les choses rentraient dans l’ordre et bien, pas cette fois-ci : l’éradication des paysans est bien en route…
Dans les années 80 les industriels de l’agriculture expliquaient la nécessité de création de filières, en lait, en porc, en viande, en céréales etc, afin de se structurer et de peser, déjà, face à la grande distribution : « il faut retrouver de la valeur ajoutée » disaient-ils ! Soit, les paysans adhérèrent aux principes de filières, mais lorsqu’il fallut redistribuer une partie de la valeur ajoutée les industriels refusèrent au nom de la compétitivité, la nécessaire adaptation, la concurrence…. Tout ceci a été encore confirmé par M. Patrick Ramet lorsqu’il déclare « la finalité de la plus-value n’est pas d’être redistribuée ». Patrick Ramet est un ancien vice président de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL), donc élu par des paysans avec pour mission, entre autre, de défendre leurs revenus… Les bras m’en tombent !
Récemment un jeune leader JA (Jeunes Agriculteurs) s’est répandu dans la presse pour déclarer : « Il faut que les paysans reprennent le pouvoir dans les coops ! », quel aveu et quelle fumisterie. En effet pour ceux qui croyaient encore que leurs coopératives appartenaient aux paysans, ils ont compris que c’était les paysans qui appartenaient aux coopératives. Et quelle fumisterie car chacun sait bien que les paysans administrateurs sont choisis, soit parce qu’ils sont sur la ligne politique de la coopérative, soit parce qu’ils sont de parfaits moutons. Affirmer qu’il va falloir reprendre le pouvoir dans les coopératives, même si cela va prendre du temps, est un peu facile. Le temps, justement les paysans n’en n’ont pas, tant la situation est alarmante et reprendre le pouvoir dans les coopératives est une douce chimère qui n’engage que ceux qui veulent bien y croire.
Juillet 2014, M. Vincent Le Chatelier, économiste à l’INRA déclarait doctement à Quimper, à la chambre d’agriculture du Finistère : « Dans dix ans, en Bretagne, il faudra produire deux fois plus de lait avec deux fois moins de paysans, il faut prendre notre part du marché mondial qui s’offre à nous ! ». Cela veut clairement dire que les paysans qui resteront en place devront produire quatre fois plus de lait qu’aujourd’hui. Toujours en juillet 2014, la coopérative Sodiaal lançait son opération séduction auprès de ses adhérents pour approvisionner l’usine Synutra de Carhaix ! Afin de fournir du lait aux Chinois. Depuis quelle désillusion pour les producteurs de lait qui ont voulu croire à ce mirage. Nous allons de cessations d’activités en faillites, de faillites en suicides, c’est un véritable carnage. Pour ceux qui n’auraient pas encore compris et qui ont encore de l’espoir, Mme Gwénola Floch- Penn (économiste à la chambre d’agriculture du Finistère) s’est durant le mois de mars 2017, largement exprimée sur le marché chinois, sa conclusion est sans appel : le marché chinois, à terme, sera positif et tout cela argumenté par des courbes, des statistiques et des prévisions de consommations…. et pas un mot sur la rémunération des paysans ! Et dire que cette dame est censée défendre les intérêts des agriculteurs, à sa décharge, elle n’affiche pas non plus 350 euros de revenu mensuel ! Une fois de plus les conseilleurs ne sont pas les payeurs.
Nous traversons la pire crise agricole depuis l’après guerre, cette crise est terrible tant par sa dureté que par sa durée, d’ailleurs, il paraît que nous ne sommes pas en crise, nous sommes en « mutation ». Et pourtant rien ne change véritablement, les paysans continuent à réclamer de produire plus et encore plus. Rien ne change dans l’organisation de l’agriculture et rien ne change vraiment dans la façon de produire. Ce dont l’agriculture à besoin ce ne sont pas de propos aussi lisses qu’insipides mais d’actes forts, radicaux et audacieux qui redonnent d’abord de l’espoir aux paysans et qui permettent aux jeunes paysans de faire des projets pour construire leur avenir.
En 2050 nous seront 9-10 milliards d’humains sur la planète et personne n’en parle, ou si peu. Cela aura des conséquences énormes, c’est la première fois de l’histoire de l’humanité que cela arrive, ce qui induit une part d’inconnue. Chacun voudra vivre, et c’est bien normal, il va nous falloir repenser l’agriculture de A à Z ! Repenser notre mode d’alimentation, notre mode d’approvisionnement alimentaire. Récemment l’ONU dans son journal sur l’environnement préconisait l’arrêt progressif de l’industrialisation de l’agriculture et nous, nous y allons à bras ouverts. Quel manque de clairvoyance de nos décideurs ! En effet l’industrialisation de l’agriculture a des conséquences terribles. Quelles soient écologiques, sociétales, économiques ou tout à la fois, elles commencent à être bien identifiées. Et si rien ne change nous pouvons penser que cette industrialisation de l’agriculture nous mènera tout droit à la fin de notre civilisation comme d’autres civilisations ont disparu, avant la nôtre, pour les mêmes raisons. Ce qui se joue dans les semaines voir les mois qui viennent ce n’est pas tant l’ avenir de l’agriculture, encore moins le sort des paysans (eux, on s’en moque éperdument et depuis fort longtemps). Non, ce qui se joue c’est tout simplement notre capacité à nous nourrir. Il faut bien comprendre par là, notre capacité à produire notre nourriture. Pour un peuple, une nation, il n’y a rien de plus noble que la liberté, et la liberté d’un peuple passe obligatoirement par sa capacité à se nourrir.
Arrêtons de parler, maintenant agissons.
Pierrick Berthou
Producteur de lait à Quimperlé (Finistère)
En savoir plus : http://www.archives-video.univ-paris8.fr/video.php?recordID=102 (pour visualiser le film « La guerre du lait », de 52 minutes, en entier). Ci-dessous, la bande-annonce :
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Notre illustration ci-dessous (vache en treillis de soldat) est issue de Fotolia, lien direct : https://fr.fotolia.com/id/106442718.