Les prix du lait comme ceux de la viande bovine restent aujourd’hui en-dessous du coût de production. Les manifestations, certaines très médiatisées comme dans le conflit avec Lactalis, se multiplient. Pourtant, il existe des solutions. Voici plusieurs propositions, de sources très différentes, à étudier avec attention.
Il semble qu’aujourd’hui nous sommes enfermés dans une logique à l’intérieur d’un système que l’on refuse de faire évoluer. Et de fait, quand les prix baissent, on en reste à des manifestations qui deviennent parfois des conflits durs, comme dernièrement entre producteurs laitiers, principalement ceux de la Fnsea mais pas seulement, et Lactalis. Avec au passage un sentiment d’inachevé : pourquoi se réjouir d’avoir obtenu 29 centimes au litre quand, l’été 2015, l’accord trouvé alors à 34 centimes était présenté comme ne couvrant que tout juste les coûts de production ? Et pourquoi s’être arrêté au seul Lactalis, alors que toutes les laiteries sont alignées, à très peu de centimes près, sur la même logique baissière ?
Mais pour en finir avec cette logique de « c’est qui le plus fort ? » qui voit les différents maillons de la chaine du producteur au consommateur trouver chacun dans son coin de bons arguments pour s’octroyer sa propre marge au détriment de celle des autres, encore faut-il réfléchir à un système différent.
Xavier Hollandts est professeur d’entreprenariat et stratégie à Kedge Business School, une école de management qui n’est pas spécialisée en agriculture ou en élevage, mais qui s’enorgueillit, sur une dizaine de site dont 7 en France, d’accueillir 12 000 étudiants, avec une offre de 31 formations en management pour étudiants et professionnels, en déployant des formations sur-mesure pour les entreprises au niveau national et international. Le Financial Times l’a classée 30e meilleure Business school en Europe. En d’autres termes : un autre regard, externe à la profession, mais dont on peut souligner le sérieux et la compétence… Et qu’il convient donc de connaître.
Dans la vidéo ci-dessous, Xavier Hollandts trace les grandes lignes de ses propositions, qu’il développe ensuite pour les lecteurs de WikiAgri :
Pour WikiAgri donc, il va plus loin en détaillant trois mécanismes qui peuvent chacun jouer un rôle pour réduire les risques de crise laitière (et qui pourraient aussi s’appliquer à la viande bovine, secteur tout aussi touché en France actuellement).
D’abord, l’assurance de marge. Il explique : « Il s’agit d’un mécanisme qui existe aux Etats-Unis depuis sa politique agricole de 2015, le Farm Bill. Son principe : le producteur paye une cotisation annuelle de 100 $, et obtient une garantie pouvant aller jusqu’à 90 % du prix du lait. Plus précisément, c’est le producteur qui choisit son taux de protection – et de cotisation – pour obtenir derrière une garantie allant de 25 à 90 % du prix du lait. En d’autres termes, ce système lisse les prix payés aux producteurs, qui gagnent moins les bonnes années, mais peuvent aussi éviter la débâcle les mauvaises années. Il a pour effet de lutter contre la volatilité des prix, et aussi d’entrainer des réflexions sur l’équipement et l’innovation que chacun veut pour son exploitation, avec notamment moins de risque de suréquipement les bonnes années que l’on ne pourrait plus régler lors des mauvaises années. Ce système de garantie est alimenté par un fonds de péréquation.«
Xavier Hollandts précise une autre possibilité également issue du Farm Bill américain, le tunnel de prix : « Ce système définit un prix minimum et un prix maximum, et donc refuse que les aléas du marché aillent au-delà d’une certaine limite. Lorsque l’on arrive à cette limite, c’est l’Etat qui achète le lait en trop pour fournir l’aide alimentaire, et régule ainsi le marché. Juste en ce moment, pour la première fois, nous assistons à une telle intervention de l’Etat américain, il est donc trop tôt pour analyser le bien-fondé de ce mécanisme, mais en revanche il convient de l’observer.«
Ce programme de responsabilisation face au marché (PRM) est proposé par l’European Milk Board, et a donc été observé par Xavier Hollandts. « Il s’agit, à partir d’un certain seuil dans les marchés, de responsabiliser les producteurs en leur demandant de produire moins pendant un temps, pour faire remonter les cours. Selon les niveaux d’alerte, différentes actions sont proposées, allant du stockage privé à des primes pour des diminutions de volumes produits, et même jusqu’à des sentences pour ceux qui ne suivraient pas ce mouvement baissier de production.«
Nous changeons d’interlocuteur et d’auteur pour la proposition suivante. Elle émane de Ronan Jacques, éleveur laitier et président de la section Lactalis Ouest, une association de producteurs fournisseurs de Lactalis sur les Côtes-d’Armor, le Morbihan et le Finistère. Lui a réfléchi à un système issu des céréales, le marché à terme. « Je pense que des revendications par rapport au coût de production ont très peu de chances d’aboutir, car ce coût de production n’est pas le même pour tous, il dépend de l’investissement, de l’endettement, du cheptel… En revanche, ce qu’il est possible d’obtenir et qui correspond à une demande forte de la part des producteurs c’est une lisibilité sur les prix pour toute l’année à venir, et même au-delà. Je propose donc une application du marché à terme pour le secteur laitier. Le prix est fixé, disons, un an avant, et tout le monde s’y tient. Ce qui permet à chacun de construire son budget en fonction de ce prix. Si le prix est bas, peut-être que beaucoup auront tendance à produire un peu moins, pour diminuer leurs coûts de production. Et du coup, peut-être que ça incitera les acteurs de ce marché à terme, je pense ici aux industriels, à augmenter le tarif pour la période suivante pour s’assurer une quantité optimale de production. Pour les industriels, un tel marché à terme ne peut que s’accompagner de l’assurance pour eux d’avoir le volume engagé. Il faut donc l’accompagner d’une assurance fourrages, de façon à ce qu’un incident de parcours empêchant le producteur de fournir soit couvert. »
Ronan Jacques précise encore : « Je suis en train de peaufiner ce système, je viens d’ailleurs d’intégrer le think tank Saf agr’iDées pour pouvoir y réfléchir à plusieurs.«
Nous changeons à nouveau d’interlocuteur pour écouter ce que propose un des acteurs de grande distribution, Lidl. Lidl vient en effet de collecter pas moins de 4 millions d’euros en l’espace de 6 mois (du 1er mars au 31 août), simplement en mettant de côté 3 centimes d’euro par bouteille de lait vendue pendant cette période, afin d’alimenter un fonds à destination des éleveurs. En l’occurrence, il s’agit d’une action de solidarité, pour montrer que l’enseigne est aux côtés des éleveurs. Oui, je sais, beaucoup parmi sont méfiants vis-à-vis de la grande distribution, souvent avec de bonnes raisons. Mais justement, pour une fois qu’une enseigne développe un concept qui peut aider à endiguer des zones de crise, écoutons la, à travers la voix de Nicolas Calo, du service presse de Lidl : « Cette opération était ponctuelle. Les 4 millions doivent désormais être redistribués aux éleveurs les plus touchés par la crise, sous la forme de 2000 enveloppes de 2000 euros, avec arbitrage de la Msa pour déterminer les destinataires, cela avec l’accord des syndicats agricoles. En l’occurrence, les 3 centimes prélevés par bouteille de lait étaient ponctionnés sur nos marges, Lidl offre 2000 € aux 2000 éleveurs les plus touchés par le crise, soit 4 millions d’euros. Mais on peut effectivement imaginer un tel procédé de constitution de fonds à rétrocéder à la production, à plus grande échelle. Lidl représente presque 5 % de parts de marché en France, si toute la distribution avait fait pareil, nous aurions récolté non pas 4, mais quasiment 100 millions d’euros en 6 mois. 3 centimes d’euros à la vente sur un seul produit, le plus vendu, la bouteille de lait, et l’on peut déjà constituer un fonds conséquent… » Et pourquoi pas, donc, un fonds « anti-crise » en accord avec la distribution ?
Par ailleurs, le même Nicolas Calo avance sur une autre piste : les accords tripartites (producteur, industriel, distribution) qui « ont donné d’excellents résultats, avec des producteurs satisfaits« . Même si l’on sait que ce n’est pas toujours le cas, ça peut valoir le coup d’essayer.
Un mot sur ce que fait la fédération nationale des producteurs de lait (FNPL), loin d’être inactive dans la période actuelle, mais devant peut-être davantage faire face à la crise présente que réfléchir aux perspectives d’avenir. L’une des urgences consiste à redonner de la trésorerie aux exploitations laitières. Un dispositif est en cours d’aboutissement (il sera présenté au Space à Rennes, dans quelques jours) pour permettre aux producteurs de renégocier les taux de leurs emprunts auprès de leurs banques, grâce à des garanties supérieures offertes par une caution issue d’un partenariat. En d’autres termes, il s’agit de réduire sa dette dans de meilleures conditions par rapport au coût de l’emprunt, ce qui semble effectivement de nature à faire sortir du rouge quelques trésoreries…
Il existe de multiples façons de faire face à la crise (principalement laitière dans cet article, mais la plupart des propositions pourraient aussi être appliquées dans d’autres secteurs « dans le rouge », la viande bovine notamment). Evidemment, pas question d’aller dans toutes les directions en même temps, ce serait sans doute contre-productif. En revanche, rien n’empêche d’ouvrir une réflexion réelle sur les avantages et inconvénients de chaque solution proposée. Et là j’ajoute une ultime proposition, plus personnelle : que cette réflexion soit menée avec tous les acteurs concernés, comme l’avait réfléchi, il y a un an, Jean-Charles Catteau dans une tribune publiée par WikiAgri.
En savoir plus : http://www.kedgebs.com/fr (site de Kedge Business School) ; @xavierhollandts (pour suivre Xavier Hollandts sur Twitter) ; @KedgeBS (pour suivre Kedge Business School sur Twitter) ; http://www.momagri.org/FR/editos/Le-nouveau-Farm-Bill-americain-un-renforcement-des-assurances-agricoles-subventionnees-et-des-filets-de-securite-anticycliques_1515.html (le think tank Momagri a examiné de près les mécanisme du Farm Bill) ; http://www.europeanmilkboard.org/fileadmin/Dokumente/Press_Release/EMB-allgemein/2015/MVP_FR_01.pdf (détails du programme de responsabilisation face au marché) ; @ronan_deschamps (pour suivre Ronan Jacques sur Twitter) ; http://www.datapressepremium.com/rmdiff/1338/CP_lait_4M.pdf (communiqué de presse de Lidl par rapport à l’opération de 6 mois qui permet de rétrocéder 4 millions d’euros aux éleveurs en difficulté) ; https://wikiagri.fr/articles/quand-lecotrophologie-met-tout-le-monde-daccord/4747 (tribune de Jean-Charles Catteau qui pose comme précepte de départ à toute réflexion de filière la présence de tous les acteurs concernés).
Notre image d’embouteillage industriel du lait ci-dessous est issue du site Fotolia. Lien direct : https://fr.fotolia.com/id/111149959.
Ci-dessous, Xavier Hollandts (photo fournie par ses soins).