En Lozère, Eugénie Brajon et Damien Martin, deux jeunes, pleins d’allant dans leur métier d’éleveurs, voient leurs espoirs et leurs activités compromis par l’application de la loi littoral sur un lac en hauteur, au milieu des montagnes et des vallées.
Si vous êtes adepte des réseaux sociaux, vous avez sans doute déjà visionné la vidéo de France3 Languedoc-Roussillon (lien en fin d’article) sur cette affaire étonnante. Mais elle a pu vous échapper, alors WikiAgri a mené l’enquête, notamment en interviewant les deux agriculteurs.
Nous sommes en Lozère, dans un paysage de vallées et de petites montagnes, avec un lac, situé à 1000 mètres d’altitude, le lac de Naussac. Ce lac fait précisément 1034 hectares de surface lorsque l’eau est à son niveau le plus haut, soit 35 hectares de trop pour ne pas être soumis à la loi littoral. Cette loi vise à défendre l’environnement sur les rivages, à éviter la poursuite de constructions n’importe comment, lesquelles détruisent le paysage. Elle s’applique bien sûr aux bordures maritimes, mais donc aussi aux plus grands lacs ou plans d’eau en France, ils sont précisément huit à être concernés en France.
Le problème est que cette dernière disposition légale est méconnue par les riverains des lacs concernés. Du côté de la communauté de communes du Haut Allier, on vient ainsi de plancher pendant trois ans sur un PLUI, plan local d’urbanisme intercommunal, en laissant s’installer deux jeunes agriculteurs en leur promettant de les autoriser à construire chacun leur bâtiment d’élevage. Seulement voilà, à peine un mois avant la validation officielle de ce PLUI (ce sera le 20 février), voilà que tout le monde apprend que le lac est soumis à la loi littoral, laquelle empêche toute construction que ce soit. Entre-temps, Eugénie Brajon, 24 ans, et Damien Martin, 25 ans, ont monté chacun leur entreprise agricole, la première avec des ovins et des bovins viande bio, le second avec une cinquantaine de vaches allaitantes. Et les voilà coincés, dans l’impossibilité de poursuivre décemment leur activité.
Eugénie Brajon raconte son contexte : « Je suis installée depuis 2008, mais en Gaec avec mon père depuis 2013. Je suis en bio, ovins et bovins viande. J’ai un bâtiment de stabulation et une petite bergerie. Je suis en plein air intégral, donc je n’ai pas besoin de beaucoup, juste d’un bâtiment de stockage. Aujourd’hui, la paille est dehors sous bâche. Avec les intempéries, c’est loin d’être l’idéal. Parallèlement, il n’existe pas aujourd’hui la possibilité de commercialiser des broutards bio. Je pense donc faire castrer mes mâles pour engraisser les boeufs. J’ai donc besoin de ce nouveau bâtiment pour stocker la paille, et aussi pour pouvoir castrer et engraisser les boeufs.«
Pour Damien Martin, c’est différent : « Je suis installé hors cadre familial. Mes bovins vivent à l’extérieur. Je n’ai pour l’instant aucun bâtiment. Je suis parti comme ça, par passion, avec comme projet la construction d’un bâtiment en 2014. On y arrive donc. C’est indispensable pour moi, je n’ai aucune autre infrastructure.«
Pour l’un et l’autre, des assurances avaient été données, et officiellement, puisque tous les services de l’Etat, y compris la DDT (direction départementale des territoires, qui regroupe les anciennes DDE – équipement – et DDAF – agriculture et forêt -), assistaient aux réunions de la communauté de communes sur la mise en place du PLUI. Et les projets avaient été avalisés. Jusqu’à ce qu’une citoyenne de la zone ne pose la question de l’application de la loi littoral. Une citoyenne peu ordinaire, puisque la mère de Cécile Duflot. Mais en l’occurrence, ce n’est pas tant son intervention qui est en cause (après tout, elle n’a fait que rappeler la loi à appliquer), mais le fait que les services décisionnaires n’aient rien su anticiper d’une part, et qu’ils aient réagi, pour l’instant (attendons le 20 février…), à la va-vite.
En cause, la DDT. Pour appliquer la loi littoral, plusieurs critères doivent être respectés. Deux d’entre eux concernent particulièrement notre lac. 1) La distance, ne rien construire trop près des rives du lac. 2) La covisibilité. Comprenez qu’aucune construction ne doit être visible du lac. Or, pour se simplifier le travail, la DDT a tracé la zone de rivage en fonction de la ligne de crêtes. Alors qu’il existe de nombreuses zones, dans ce relief fait de vallées, qui sont à la fois éloignées des bords du lac et invisibles des eaux, sans pour autant repousser à plusieurs kilomètres toutes les possibilités. Mais pour s’en rendre compte, il fallait se déplacer et voir sur place. « Ils ne sont pas venus« , témoignent à la fois Eugénie Brajon et Damien Martin, « ils ont déterminé la zone non constructible depuis leur bureau« . Le jeune homme va plus loin : « Ce sont les mêmes services qui nous ont accordé les CU (Ndlr : certificats d’urbanisme) favorables, avant de nous en délivrer d’autres, défavorables, juste là, en janvier. » La même DDT, rappelons-le, aurait dû avoir pour rôle d’alerter dès le commencement, il y a 3 ans, de de l’obligation de respecter la loi littoral.
En l’état actuel des choses, les deux éleveurs sont dos au mur. Les possibilités qui restent pour bâtir chacun son bâtiment sont très éloignées du troupeau, à l’extrême de leur foncier. En plus, dans des conditions très défavorables : « Les terrains ne sont faits pour ça, précise Eugénie Brajon. Rien que pour raccorder l’eau, ça me coûterait 80 000 € en plus, ce n’est pas possible. Idem pour l’électricité… » Damien Martin ajoute : « Si on construit chacun à un bout du village, on le bloque, il ne sera plus possible pour le village de s’étendre ensuite, donc une telle solution, légale par rapport à la loi littoral, pourrait être refusée cette fois par le village.«
Devant cette situation visiblement inextricable, l’un comme l’autre ne cache pas son désarroi : « J’ai 24 ans, explique Eugénie Brajon avec la colère perceptible dans la voix. Je viens de m’installer. Et je vais vivre toute ma vie en courant d’un bout à l’autre de l’exploitation, en devenant au fil du temps la seule et unique agricultrice du secteur parce que les autres auront renoncé devant les difficultés ? Pourtant, je participe, moi, à l’entretien du territoire… Et il en existe, des lieux encaissés en vallées qui ne provoquent aucune nuisance, ni visible, ni olfactive, ni esthétique, ni sonore, ni de quelque ordre que ce soit depuis le rivage ou le village. Je suis dégoutée…«
Damien Martin semble aussi furieux qu’écoeuré : « Je suis hors cadre familial, j’aurais pu m’installer ailleurs. Je suis venu parce qu’on m’a fait des promesses. Maintenant, j’ai déjà investi dans le troupeau, si je n’ai pas de bâtiment, je suis coincé. En plus, il faut regarder tout le secteur. Pas loin, près du village de Briges, il y a deux agriculteurs d’une cinquantaine d’années. Si les jeunes qui doivent s’installer pour leur succéder savent qu’ils ne peuvent rien construire pour moderniser leur exploitation, les terres vont devenir quoi ? Personne ne s’installera là, les terres partiront à l’agrandissement d’autres situés bien plus loin… Alors que la loi littoral est sensée faire respecter l’environnement, son application telle qu’elle se fait chez nous va mener à un désastre, y compris écologique. C’est rageant et désespérant.«
Le fait que l’on ne trouve pas moins de 6 photos reprenant l’activité d’élevage sur le site internet de l’office du tourisme local (l’une d’elles est reproduite ci-dessous avec leur aimable autorisation) démontre que toute la région vit en harmonie avec elle. Du côté de la communauté de communes d’ailleurs, on avait dans un premier temps accepté très volontiers l’installation des deux jeunes, avec leurs projets de bâtiments. Il existe donc, a priori, la possibilité de composer avec la bonne volonté des uns et des autres tout en respectant la loi, son esprit comme son intitulé. Qui plus est, les deux éleveurs bénéficient du concours actif du syndicat des Jeunes Agriculteurs, qui a déjà alerté médias et responsables politiques sur l’affaire.
Solution 1 – Le problème vient de l’application de la loi, et du tracé de la zone de rivage par la DDT, service de l’Etat. L’enjeu consiste donc à obtenir du préfet, autorité départementale de l’Etat, qu’il demande à la DDT de réexaminer son zonage après une visite des lieux. Si le préfet refuse, rien n’empêche de taper plus haut, au ministère. En l’occurrence, le ministre de l’Egalité des Territoires s’appelle… Cécile Duflot, qui peut donc être jointe soit par l’intermédiaire de sa mère par les JA de Lozère, soit par les JA nationaux qui ont déjà obtenu plusieurs rendez-vous avec elle sur d’autres sujets.
Solution 2 – Là, je me suis renseigné auprès d’un député (pas celui du territoire concerné, donc totalement neutre sur la question) pour connaître le champ législatif permettant de modifier une loi en cours quand certaines de ses applications montrent des limites. Il semble compliqué de revoir la loi littoral dans son ensemble, même si elle date de 1986. Mais un parlementaire peut toujours envoyer une question écrite au gouvernement sur le sujet, en attendant de raccrocher un amendement à un texte législatif proche du sujet. Imaginons que l’amendement demande la mise en activité de la loi littoral à partir de 1050 hectares au lieu de 1000, et le tour serait joué. Ou alors qu’il suggère une concertation sur place avec les porteurs de projets compatibles avec l’environnement, tels les agriculteurs. En l’occurrence, il s’agit donc de faire du lobbying auprès des parlementaires (députés et sénateurs) locaux pour qu’ils agissent de la sorte.
Dans tous les cas, il serait bon que la réunion du 20 février ne statue pas définitivement, au moins sur les cas des deux éleveurs : mieux vaut prendre un petit peu de retard et trouver la solution équitable pour toutes les parties que de précipiter une décision pour le moins injuste…
En savoir plus : http://languedoc-roussillon.france3.fr/2014/02/06/2-exploitations-agricoles-de-lozere-en-sursis-cause-de-la-loi-littoral-409839.html (reportage vidéo réalisé par France3 Languedoc-Roussilon).
Les deux premières photos ci-dessous nous ont été fournies par Eugénie Brajon.
Sur le site internet de l’office de tourisme de la communauté de communes du Haut Allier (http://www.ccha-langogne.com, je remercie cet office de tourisme de son autorisation de reproduction), il existe pas moins de 6 photos d’élevages, ovins ou bovins (nous en avons choisie une, ci-dessous). Elles n’appartiennent pas aux élevages directement concernés par notre article, mais elles démontrent que l’agriculture, et l’élevage en particulier, participe à de nombreuses activités dans le secteur qui dépassent le cadre de la production, dont le tourisme.
De la Bastide à Langogne (@OTLangogneHautAllier)