Le Président de la République s’apprête à annoncer un plan d’urgence pour sauver l’élevage français. On y trouvera vraisemblablement d’indispensables mesures pour soulager les trésoreries et éviter les dépôts de bilan en cascade. Mais si, à partir de la crise, on allait plus loin ? Analyse de dysfonctionnements lourds et pérennes… à moins de se pencher dessus !
L’actualité est lourde, le ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll est sur le front, commis par François Hollande pour discuter avec les responsables syndicaux d’un plan d’urgence pour sauver l’élevage. Ça, c’est pour la partie visible. Mais le mal est bien plus profond. Et ce plan de sauvetage aura un défaut, quel que soit son contenu : il ne règlera pas les problèmes de fond.
Dans les tractations syndicats/gouvernement, les marges dégagées par les transformateurs et les grandes surfaces sont mises en avant. Elles existent, le problème mérite d’être réglé. Mais pointé du doigt ainsi un, ou deux, coupable(s), c’est aussi risquer de ne pas envisager le problème dans toute sa complexité, et donc ne pas le traiter avec la profondeur qu’il mérite.
Je vais vous dépeindre nombre de dysfonctionnements des filières d’élevage. Dès le commencement, avant même l’arrivée des produits chez le transformateur puis la grande surface. Ces informations me viennent de la bouche d’éleveurs eux-mêmes, mais je n’en cite pas un seul. Car ils craignent d’être exclus de leur coopérative, leur débouché unique, s’ils en parlent en mal.
Le monde agricole est ainsi connu pour ses valeurs traditionnelles, pour la parole donnée, ou en matière commerciale pour le respect du contrat. Les structures qui accompagnent les agriculteurs ont été créées par eux-mêmes : en premier lieu les coopératives, qui elles-mêmes se dotent de différents outils, de transport, stock, approvisionnement des transformateurs… Le tout répond à un cahier des charges officiel, notamment sur les appellations d’origine, les valorisations sous un signe de qualité ou un autre… Oui, mais cela, c’est devenu de la théorie ! Ça ne fonctionne plus !
Le lait issu d’une race spécifique qui fait la fierté d’un terroir local à travers un fromage célèbre sur une zone géographique et au-delà n’est plus accepté en coopérative qu’à un prix inférieur au lait « courant » (issu des prim’holstein, race la plus répandue), au prétexte de valeurs protéiques ou autres. Ce qui signifie que l’éleveur qui, toute sa vie a avec son troupeau composé d’une race traditionnelle et rustique, de celles qu’on aime sur les cartes postales, cet éleveur-là se retrouve aujourd’hui avec un revenu extrêmement faible, contraint soit au dépôt de bilan, soit à changer tout son troupeau s’il est assez fou pour s’endetter jusqu’à la fin de ses jours… C’est une catastrophe pour l’élevage, mais aussi pour notre gastronomie nationale (pourtant élevée au rang de patrimoine de l’Unesco) qui petit à petit voit son plateau des 1000 fromages se pasteuriser… Et encore pour notre ruralité, nos paysages…
A l’intérieur même des organisations professionnelles agricoles, on se tire la bourre pour valoriser tel lait plutôt que tel autre, et nombre de coopératives laitières, pourtant outil créé par les paysans, sont devenues opaques sur les prix pratiqués, donnant son prix à chacun, un peu à la tête du client (officiellement selon le taux protéique, ou autres spécificités techniques), au lieu de l’afficher clairement pour tous. Ce qui signifie que dès cet échelon, celui de la coopérative (je décris là un dysfonctionnement qui m’a été rapporté à plusieurs reprises, sur plusieurs zones géographiques), des marges sont vraisemblablement dégagées au-delà de ce qui devrait exister. Entrons encore plus dans le détail : les coopératives réclament aux éleveurs des analyses (aux frais des éleveurs) du lait, qu’elles traitent elles-mêmes, et qui leur servent de justificatif pour les baisses de prix d’achat… Il n’y a pas si longtemps, ces pratiques étaient dénoncées quand elles venaient des grandes surfaces. Aujourd’hui, celles-ci continuent bien sûr (ne les exonérons pas), mais les groupements agricoles eux-mêmes les utilisent au détriment de leurs propres affiliés !
Côté viande bovine, un éleveur m’a rapporté « le système d’intégration dans les groupements avec l’obligation d’adhésion pour toucher les meilleures aides », le tout avec « des montages de dossiers facturés à prix d’or par (ces) groupements ». Même problématique que pour le lait avec les races rustiques, il n’y a plus moyen de les rentabiliser, les cahiers des charges sont devenus exorbitants, dès le départ pour les productions bovines mais aussi ovines. Le simple fait de vouloir élever une race faisant l’honneur de sa région réclame une sorte de droit d’entrée sous différentes formes, qui plombe d’emblée la production. Parallèlement, les mêmes groupements ou coopératives sont accusés directement par les éleveurs de ne plus rechercher de débouchés pour toutes ces productions typiques d’un terroir, qui risquent donc rapidement la désuétude, pour ne pas dire la disparition. Et puis il y a toutes ces « tricheries » qui sont dénoncées sans pouvoir le faire à visage découvert de crainte de perdre l’unique débouché : les animaux qui sont pesés en dessous de leur poids dans les abattoirs. Que devient la différence ? Du « black » ?
Les habitudes de consommation ont certes évolué pour la viande, mais rien n’a été fait pour compenser par la qualité. « On vend du high tech au prix du discount », m’a confié un éleveur qui regarde avec envie les efforts fournis par des industriels viticoles « pour mettre en avant la noblesse du vin de bordeaux pour continuer à le vendre à un bon prix malgré la concurrence mondiale accrue, même si tout n’est pas parfait »… Une valorisation possible pourrait venir des restaurations collectives, mais pour cela il faudrait faire évoluer certains règlements ou habitudes de gestion de ces établissements : l’Etat pourrait y jouer un rôle, puisqu’il soumet les appels d’offres.
Quant aux labels, réclamés par les consommateurs, ils sont accompagnés pour le producteur de normes telles qu’il vaut souvent mieux ne pas venir sur ce créneau : s’il convient d’apporter des garanties au consommateur, des simplifications doivent aussi intervenir pour le producteur.
Tous ces problèmes, la plupart internes à la profession, sont loin d’être neutres. Il faut penser aux éleveurs qui ont choisi ce métier par amour d’une race, d’une production. Ce sont eux, avec leur amour des bonnes pratiques, qui font vivre le terroir. Donc la ruralité. Donc notre gastronomie…
Quand un éleveur arrête, la nature a horreur du vide. L’espace devient céréalier, mais dans une zone qui ne s’y prête pas, historiquement, et par la nature même de la terre. Du coup, au lieu d’un éleveur de terroir, on retrouve un entrepreneur de la terre qui commence par poser des drains pour cultiver, lesquels drains vont ensuite faciliter le ruissellement des produits phytosanitaires vers les rivières. On passe du pittoresque paysan à la pollution agricole. Si la France a besoin de ses céréaliers sur les grandes plaines qu’ils occupent aujourd’hui, elle doit aussi savoir conserver ses terres dédiées à l’élevage.
Le parcours à l’installation des jeunes éleveurs peut aussi poser question. Véhément, l’un des mes interlocuteurs m’a balancé : « Le programme des bacs pro est d’un niveau extrêmement bas, il ne voit presque plus de gestion ni de compta. Il est erroné face à la mondialisation et pas adapté du tout au monde actuel. Et surtout, on ne forme plus des chefs d’entreprise, mais de la main-d’œuvre de groupement, avec des techniciens spécialisés pour s’occuper de l’administratif. Mais ces techniciens ne s’engagent eux-mêmes avec leur argent, le jeune les paye avec ses inscriptions aux groupements, et si les conseils sont mauvais, c’est le jeune seul qui trinque, avec des choix qui n’auront même pas été les siens… »
Nous sommes donc dans un système, bâti il y a bien longtemps et qui fonctionnait bien, mais qui a dérivé au fil du temps. Les agriculteurs ont créé des outils pour les servir, et si certaines coopératives ou certains groupements ont conservé cet esprit, d’autres l’ont cyniquement oublié pour leur propre profit.
Je vous ai parlé principalement ici des éleveurs de terroir, n’oublions pas les autres, ils sont en crise aussi. Produire beaucoup, ce n’est pas une tare. Ce sont davantage eux, les éleveurs que j’appellerai « productifs », qui manifestent en ce moment. Il faut les écouter, ils ont droit à des mesures pour améliorer la compétitivité de leurs entreprises, et eux sont plus directement soumis aux relations avec les transformateurs et les grandes surfaces. Pour autant, chez eux aussi, l’interne mérite des corrections. Pourquoi n’ont-ils pas multiplié les débouchés en s’intéressant davantage à l’export ? N’oublions pas que la population mondiale grandit, qu’il faut parvenir à la nourrir. Mais la stratégie « export » reste aujourd’hui insuffisamment envisagée par les coopératives de productions animales.
Je reprends le concept exposé lors du précédent article publié simultanément sur Wikiagri et Atlantico (ici et là), en allant plus loin par rapport aux éléments supplémentaires mentionnés ici. Il est devenu impératif de penser au moyen et long termes.
Il faut donc à tout prix mobiliser entièrement chaque filière, les repenser de A (le producteur) à Z (le consommateur), avec l’avis de chacun. En même temps, à la lumière des témoignages recueillis dans cet article, on se rend compte que l’on risque d’avoir certains interlocuteurs de mauvaise foi lors de telles réunions. Là, ce serait à l’Etat de s’engager, il a les moyens d’effectuer des audits à tous les échelons de la filière (oui, encore un contrôle, mais cette fois pour clairement déterminer les marges de chacun par rapport à ses coûts, à son travail, à la valeur de son intervention, de façon à faire sauter toutes les opacités…), audit qui serait préalable aux discussions à engager pour mieux organiser les filières. On peut aussi envisager qu’une mission parlementaire s’empare de cet audit.
Tout remettre à plat, pour que chacun vive, et en finir avec ces pratiques de « gratte » à tous les niveaux qui ne laissent plus rien au producteur de base…
En savoir plus : http://www.atlantico.fr/decryptage/elevage-pourquoi-faut-tout-repenser-antoine-jeandey-2248228.html (lien du même article sur le site généraliste Atlantico) ; https://wikiagri.fr/articles/crise-de-lelevage-ce-que-lon-na-pas-encore-dit/4970 (précédent article sur la question).
j’ai particulièrement bien aimé le passage sur l’enseignement! il est tellement vrai!
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tout est dit, de A à Z… alors pourquoi tout ce qui était positif (l’esprit fondateur issu du conseil national de la résistance, la dynamique issue de la JAC de l’ouest, l’autogestion du début des coopératives, la loi d’orientation agricole de Pisani, les fondements de l’europe agricole, la montée en puissance des chambres d’agriculture) est devenu plat et mou (co- gestion Etat/syndicat majoritaire, défense des acquis de la PAC pour les céréaliers au détriment des éleveurs ) puis carrément négatif (coopératives en recherche de leadership pour intégrer le premier marché, libre arnaque de l’ouverture des marchés « non faussés », lobbying à tout crin pour faire passer tout le non sens d’une mondialisation au seul profit d’une oligarchie dénuée d’éthique)…
Le temps est venu de remettre tout à plat et cela commence tout simplement par un nouveau cahier des charges sociétal, celui qui fera que le producteur partira de A pour aller à B et peut être à C et qu’inversement le consommateur sortira de Z pour aller à Y et peut être à X…l’un devenant poduc’acteur et l’autre consom’acteur, avec au milieu ceux qui devraient jouer le rôle de resserreurs de liens, sans doute plus proches des poètes que des financiers… nécessaires pour