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Des sociétés au bord de la crise de nerfs

L’année 2013 s’est caractérisée par une timide reprise de l’activité économique dans les pays développés, mais aussi par une multiplication des mouvements de protestation dans le monde.

Que faut-il retenir de l’année 2013 ? Tout d’abord, une timide reprise de l’activité économique s’est dessinée ces derniers mois dans les pays développés. La zone euro est ainsi sortie de la récession au second trimestre. Cela s’est traduit par une baisse du chômage dans certains pays, comme on a pu voir depuis le mois de novembre en Espagne, alors que le pays a un taux de chômage particulièrement élevé, qui s’établit à 26 %. Selon les prévisions de l’OCDE, la croissance dans les pays développés serait ainsi de 1,2 % en 2013 et de 2,3 % en 2014. Les contrastes sont néanmoins importants entre les pays, notamment entre, d’une part, les économies européennes continentales et, d’autre part, les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, qui connaissent une vive reprise de leur activité économique. Ainsi, en 2013, si la croissance devrait s’élever à 0,2 % en France et à 0,5 % en Allemagne, elle serait de 1,4 % au Royaume-Uni et de 1,7 % aux Etats-Unis. Selon les estimations de l’OCDE, ces tendances devraient se poursuivre en 2014 avec 2,9 % de croissance aux Etats-Unis, 2,4 % au Royaume-Uni et seulement 1 % en France, ce que l’INSEE a d’ailleurs qualifié récemment de « reprise poussive ». Il est donc fort à parier qu’en 2014, après le « modèle allemand », à la mode depuis quelques années, on devrait à nouveau entendre parler du fameux « modèle anglo-saxon », pourtant honni par beaucoup en France. Il est également à noter qu’en 2014, d’après l’OCDE, un grand nombre de pays qui ont traversé une grave crise économique durant les cinq dernières années devrait connaître une reprise, avec même un retour de la croissance et par conséquent une décrue du chômage. Cela devrait être le cas pour l’Espagne, l’Italie et le Portugal, la Grèce, de son côté, devant attendre l’année 2015 pour retrouver la croissance. De l’aveu de nombreux économistes, cette reprise reste néanmoins fragile.

A partir du moment où la croissance française devrait être au mieux « poussive » en 2014, notamment par rapport aux économies équivalentes, et que le gouvernement risque d’essuyer d’importants revers électoraux lors des élections municipales du mois de mars et européennes du mois de mai, il est vraisemblable que le « modèle » économique suivi jusqu’ici par le tandem Hollande-Ayrault devra être réévalué. La teneur des propos du chef de l’Etat lors de ses vœux aux Français, notamment autour de sa proposition de « pacte de responsabilité » avec les entreprises, interprété par certains observateurs et acteurs politiques comme un tournant de nature « social-libérale », en est peut-être l’avant-goût.

Mouvements de protestation

Au-delà de cette évolution économique, le phénomène sans doute le plus crucial que l’on a pu observer dans de nombreux pays en 2013, ce sont des sociétés en ébullition, des sociétés au bord de la crise de nerfs qui semblent prêtes à s’enflammer au moindre prétexte : augmentation du prix des transports en commun (Brésil), du prix de l’électricité (Bulgarie), de la fiscalité (France), projet de destruction d’un parc public (Turquie), rejet d’un projet d’association avec l’Union européenne (Ukraine), etc.

En 2013, d’importants mouvements de protestation se sont ainsi déroulés en Argentine, au Brésil, en Bulgarie, en Egypte, en France, en Italie, en Thaïlande, en Tunisie, en Turquie, en Ukraine et même récemment à Singapour, un pays pourtant peu habitué à ce type de réaction de la part d’une partie de la population. Les origines de ces mouvements sont bien entendu extrêmement diverses et les contextes totalement différents. Ils s’inscrivent néanmoins dans des contextes économiques souvent difficiles (récession, croissance en berne) sur fond de chômage et/ou d’inégalités sociales élevés. Mais ils témoignent surtout d’une déconnexion dans la plupart de ces pays entre une partie de la population et ceux qui les dirigent. La première exprime une défiance vis-à-vis des seconds parce qu’à ses yeux, ils ne prennent pas suffisamment en compte ses préoccupations (emploi, pouvoir d’achat, santé, retraite, libertés publiques, protection de l’environnement, égalité des chances, etc.) et parce que la vision du monde et les « mœurs » de ces élites ne correspondent pas à ses valeurs. Les élites politiques, de leur côté, tendent à se méfier de ces mouvements qu’elles assimilent souvent à une montée dangereuse des populismes.

En France, en 2013, deux mouvements de protestation semblent avoir particulièrement bien incarné cette tendance : le mouvement d’opposition au mariage homosexuel (Manif pour tous) et le mouvement de rejet de l’écotaxe (Bonnets rouges). Ces mouvements d’opposition à un projet de loi en discussion au Parlement (mariage pour tous) et à une législation adoptée durant le mandat de Nicolas Sarkozy mais retardée alors, et appelée à être mise en œuvre sous le gouvernement actuel (écotaxe) ont vite pris une ampleur insoupçonnée au départ en allant bien au-delà des revendications initiales. Ceci s’explique sans doute par le fait que nombre de Français ne se sont plus reconnus dans la façon dont une partie des élites politiques concevait la société et ont perçu l’attitude de ces dernières comme une forme de mépris pour leurs valeurs (Manif pour tous) et leurs intérêts (Bonnets rouges).

En Italie, « forconi », ou le mouvement des « fourches »

Dans la période récente, un phénomène proche s’est produit en Italie avec le mouvement des « forconi », qui n’est pas sans rappeler les « bonnets rouges » français. Forconi signifie littéralement « fourches » en italien, soit le symbole par excellence de la protestation paysanne en Italie. Ce mouvement est parti, en effet, des campagnes de Sicile. A la base, il s’agissait d’un mouvement d’agriculteurs et d’artisans siciliens qui s’est opposé début 2012 à un accroissement du prix de l’essence en paralysant l’île. Il s’est étendu progressivement à d’autres corporations, comme les chauffeurs routiers, les petits patrons, les commerçants, les artisans, mais aussi les ouvriers, les chômeurs et les catégories précaires, et à d’autres régions, notamment le Sud et le Nord-Ouest du pays, pour devenir un mouvement de contestation de la politique d’austérité menée par le gouvernement d’Enrico Letta et, plus largement, de rejet global du système politique, l’un de leurs mots d’ordre étant d’ailleurs à propos des hommes politiques « Tutti a casa », soit « tous à la maison ». Il a été extrêmement visible au mois de décembre dernier à travers de nombreuses manifestations qui se sont déroulés dans toute l’Italie. Des débordements violents ont pu être constatés lors de ces manifestations. Ce mouvement a également fait l’objet de tentatives de récupération politique, notamment par l’extrême droite, a été soutenu par l’humoriste populiste Beppe Grillo et certains ont même pu voir en lui des similitudes avec les débuts du fascisme. Il démontre néanmoins que, dans un pays comme l’Italie, quelque chose s’est cassé entre une partie de la société et sa classe politique.

La question centrale qui se pose donc pour 2014 est de savoir si, malgré la reprise économique qui se profile, ces mouvements de protestation vont se poursuivre. L’hebdomadaire The Economist a établi un outil de prédiction des mouvements de protestation avec des pays présentant un risque très élevé en la matière. C’est le cas, par exemple, pour 2014 de l’Argentine, de l’Egypte, de la Grèce, du Liban ou du Venezuela. En revanche, The Economist classe la France dans la catégorie « risque moyen » pour cette année. En France justement, un sondage de l’Ifop publié en novembre dernier pour Dimanche Ouest-France indiquait que le pays devrait connaître une explosion sociale dans les prochains mois pour 76 % des personnes interrogées, soit le taux le plus élevé depuis quinze ans. Ce sentiment était tout particulièrement partagé par deux catégories sociales : les indépendants (artisans et commerçants) et les ouvriers. Dans l’état actuel des choses, il est cependant bien difficile de savoir comment les choses vont pouvoir évoluer, au-delà du sentiment populaire diffus selon lequel « ça va péter ! ». Néanmoins, ce qui est évident, c’est que l’amélioration de la situation économique et sur le front de l’emploi ne sera pas suffisante pour que les élites politiques regagnent de façon durable la confiance perdue.

En savoir plus : www.oecd.org/eco/outlook/economicoutlookannextables.htm (données économiques de l’OCDE), www.insee.fr/fr/indicateurs/analys_conj/archives/ve_122013.pdf (note de conjoncture de l’INSEE de décembre 2013 intitulée « reprise poussive »), www.lemonde.fr/economie/article/2013/12/31/2014-annee-a-risques-pour-l-economie-mondiale_4341536_3234.html (article du Monde du 21 décembre 2013 intitulé « 2014, année à risques pour l’économie mondiale »), www.elysee.fr/declarations/article/v-ux-aux-francais/ (vœux aux Français de François Hollande le 31 décembre 2013), www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/les-forconi-des-bonnets-rouges-a-la-sauce-italienne_1308928.html (article de lexpress.fr du 20 décembre 2013 intitulé « Les Forconi, des Bonnets rouges à la sauce italienne ? »), www.economist.com/blogs/theworldin2014/2013/12/social-unrest-2014 (prédictions de The Economist sur les mouvements de protestation en 2014), www.ifop.com/media/poll/2418-1-study_file.pdf (sondage de l’IFOP de novembre 2013 publié par Dimanche Ouest-France).

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