mine de phosphate

Ce phosphore dont la pénurie fait réfléchir

Après l’eau et le pétrole… qui pense à la pénurie de phosphore ? Pourtant, la source s’amenuise, alors que cet élément est indispensable à l’agriculture. Point complet sur la situation par rapport à cette problématique du phosphore.

Ces temps-ci, difficile de ne pas entendre parler de l’azote, élément fertilisant essentiel dont la réglementation tente de limiter sa présence dans les masses d’eau. Mais peu de personnes évoquent le cas du phosphore, ressource non substituable dans l’agriculture. Le point avec Thomas Nesme, agronome et maître de conférences à Bordeaux Sciences Agro.

Wikiagri publiait récemment un article sur le gaspillage alimentaire. Peu de gens pensent au phosphore qui termine dans leur poubelle lorsqu’ils jettent de la nourriture. L’idée qu’ils peuvent recycler le phosphore en compostant leurs déchets organiques ne les effleure même pas. Quant à convaincre le citoyen lambda que ses excréments et son urine pourraient un jour être convoités pour leur richesse en phosphore…

Une source qui s’amenuise

Quoique surprenantes, ces réflexions ont de l’importance, à l’heure où les gisements de roches phosphatées, source principale de phosphore, s’amenuisent à l’échelle mondiale. Un article paru dans la Recherche en 2010, prévenait : « Si l’on tient compte de l’augmentation de la consommation alimentaire mondiale, une pénurie pourrait survenir d’ici cinquante à cent ans, avec un déclin de la production agricole dès 2030 ». Et selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), la demande en engrais phosphatés devrait croître de plus de 40 % d’ici 2030.

Thomas Nesme, maître de conférences à l’école d’ingénieurs Bordeaux Sciences Agro, travaille depuis plusieurs années sur le phosphore. Il rappelle que « le phosphore est un constituant fondamental des plantes et des animaux. Il a un rôle dans de nombreuses fonctions du métabolisme de la plante ; des plantes déficientes en phosphore montrent un retard de croissance et une croissance en biomasse limitée ».

Le phosphore en tant qu’élément fertilisant peut être apporté aux cultures sous forme organique (par exemple sous forme de fumiers, composts, etc.), ou chimique, c’est-à-dire produit à partir de roches phosphatées extraites de gisements sédimentaires, finement broyées et traitées à l’acide pour en augmenter la solubilité. Aujourd’hui, on apporte en moyenne entre 20 et 25 kg de phosphore par hectare et par an dans les contextes d’agriculture d’Europe occidentale.

Contexte géopolitique

Dans les plaines céréalières ces apports se font principalement sous la forme d’engrais chimiques. « Auparavant, nous avions moins besoins d’engrais phosphatés car la demande en phosphore des cultures était plus faible, mais aussi parce que les élevages étant proches des cultures, la fertilisation était surtout organique. Aujourd’hui, avec la spécialisation des bassins de production agricole, nous avons accru notre dépendance vis-à-vis des gisements du Maroc, qui selon les estimations possèderait plus de 50 % des réserves mondiales. Une instabilité politique dans les grands pays fournisseurs – Maroc, Chine et Etats-Unis – pourrait mettre en péril notre agriculture », alerte Thomas Nesme. L’offre étant limitée, les prix du phosphore vont avoir tendance à augmenter, les agriculteurs des pays les plus pauvres, là où est concentrée la population, seront les premiers à manquer de cet élément.

Le grand public ne connaît pas le problème. Des grandes instances internationales comme la FAO commencent à en prendre conscience, sans toutefois proposer de stratégie globale. Concrètement, quelles sont les solutions à mettre en œuvre et à quelles échelles se trouvent-elles ?

Eviter le gaspillage à la source

« Il faut d’abord limiter les accumulations de phosphore dans les sols déjà bien pourvus, explique l’agronome. Cela conduit à mieux gérer la fertilisation phosphatée chimique mais aussi organique. La Bretagne, par exemple, a stocké une si grande quantité de phosphore dans ses sols avec l’épandage d’effluents de productions animales, que ses agriculteurs pourraient faire l’impasse de la fertilisation phosphatée pendant plusieurs années ! »

Ne pas oublier la valeur fertilisante des effluents, souvent sous estimée, et puiser dans les stocks du sol lorsque ceux-ci sont conséquents. Globalement, les sols français ne sont pas déficitaires en phosphore ; dans ce contexte la fertilisation doit juste permettre de compenser les exportations liées à la récolte.

Des variétés de plantes à faibles besoins en phosphore

Pour réduire les besoins en phosphore, on pourrait aussi (théoriquement, et sans tenir compte d’autres aspects alimentaires, nutritionnels ou économiques…) manger moins de viande (et ainsi diminuer nos besoins en surfaces pour les cultures destinées à l’alimentation animale et donc nos besoins de fertilisation chimique), mieux répartir les zones d’élevage (mission difficile – en tout cas sur le court terme – à l’heure où nos régions sont spécialisées) ou mettre au point des variétés de plantes à plus faibles besoins en phosphore. Une idée intéressante, selon Thomas Nesme. « C’est une question sur laquelle commencent à travailler certaines équipes, notamment au Japon. Le « faible besoin » peut correspondre à un faible besoin en engrais minéraux par une meilleure capacité des plantes à prélever le phosphore déjà accumulé dans les sols. On pense, par exemple, que l’association graminées/légumineuses permettrait de modifier la rhizosphère et rendre le phosphore plus disponible pour les plantes ». Idée intéressante au niveau agronomique mais qui pose d’autres questions, d’ordre technique et économique notamment. »

Il ajoute : « Ce que l’on nomme « faible besoin » peut aussi correspondre à une faible exportation de phosphore des cultures, soit par un faible rendement, ce qui n’est pas très intéressant, soit par une plus faible concentration en phosphore des grains. Cette dernière voie est prometteuse même si elle soulève des questions quant à la capacité germinative et la vigueur des semences à faible teneur en phosphore ; toutefois, les premiers résultats montrent que la vigueur des jeunes plantes ne serait pas trop réduite. On pourrait donc sélectionner des variétés à plus faible teneur en phosphore des grains, donc à plus faibles besoins en engrais phosphatés globalement. »

Préserver les sols

Levier supplémentaire, limiter les pertes par érosion en adoptant des pratiques de conservation des sols. « Une fuite de terre est synonyme de fuite de phosphore. Emporté par l’eau, il risque de provoquer, au niveau d’un exutoire de bassin versant par exemple, le phénomène d’eutrophisation à l’origine des proliférations d’algues vertes », illustre Thomas Nesme.

Une autre solution ne dépend plus de l’agriculteur : limiter le gaspillage alimentaire. Quand on sait que 30 % de la nourriture est jetée, c’est autant de phosphore utilisé pour la production qui n’a finalement servi à rien… le gaspillage est limité si les déchets sont compostés et réutilisés sur les sols agricoles.

Recycler le phosphore

Un peu plus loin dans la chaîne se trouvent les stations d’épuration qui collectent nos eaux usées. « Les boues de stations d’épuration ne sont aujourd’hui pas toujours bien recyclées, en particulier chez certains de nos voisins européens, précise Thomas Nesme. Elles représentent pourtant une opportunité pour produire des engrais dits « de seconde génération ». Mais actuellement, le procédé pour séparer le phosphore du reste des composants des effluents – pour lui donner les propriétés d’un fertilisant – présente un coût économique et énergétique trop élevé. En fait, le plus intéressant serait de séparer, dans nos toilettes, les excréments des urines, car ce sont ces dernières qui contiennent le plus de phosphore. De plus l’urine présente peu de problèmes sanitaires puisqu’elle ne contient a priori pas de microbes. » Ajoutée à de l’oxyde de magnésium, elle permet de fabriquer la struvite, utilisable comme engrais.

Le Canada, pionnier d’un système innovant

Si certains pays, comme le Népal, ont mis en place des initiatives de ce type, le modèle est difficilement applicable dans les pays développés. Lorsqu’une population importante est concentrée sur une petite surface, il est difficile d’organiser la collecte pour redistribuer le phosphore aux agriculteurs. De plus, cela demanderait des toilettes à séparation d’urine (modèle mis en place en Finlande par exemple). Enfin, pour faire émerger un marché d’engrais de seconde génération, il faudrait que le produit du recyclage des  boues ou des urines devienne une « ressource » valorisable. Faire passer un déchet, après traitement, vers un statut de ressource demande un travail règlementaire important, mais les choses avancent. Par exemple, les engrais à base de lisiers méthanisés puis compostés devraient être normalisés au premier trimestre 2015.

Le procédé de transformation des urines en struvite est énergivore et, d’après Thomas Nesme, présente un coût économique environ deux fois plus élevé que l’extraction du phosphore des roches phosphatées. Certains pays sont pionniers en la matière. La société canadienne Ostara a développé ce procédé, et si toutes les stations d’épuration du Canada étaient adaptées, elles pourraient produire assez de fertilisants pour satisfaire 30 % des besoins du pays.

 

En savoir plus : http://www.ostara.com (site internet de l’entreprise canadienne Ostara).

Photo ci-dessous (issue de fotolia.fr) : mine de phosphate.

Photo ci-dessous : le compostage, une solution pour recycler le phosphore.

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