L’initiative appartient à un maraicher de Bretagne qui a vu une dizaine de ses voisins agriculteurs se suicider en l’espace d’un an : leur rendre, à eux et à leur famille, hommage, à travers une journée particulière. Jacques Jeffredo explique sa démarche à WikiAgri, tout en partageant une réflexion approfondie sur les causes du mal.
Une journée spécifique à la mémoire des agriculteurs suicidés (le 11 octobre 2015, en Bretagne à Sainte-Anne d’Auray, une messe en présence de l’évêque de Vannes, suivie d’une conférence), une pétition en ligne de soutien pour les familles, telles sont les actions organisées par le maraicher, « parce que, dans les cas de suicides, les familles se sentent parfois responsables, et il est temps que la société leur demande pardon« . Une formulation choc, que nous vous expliquons ci-dessous.
Jacques Jeffredo n’est certes pas un personnage ordinaire. Fils de petits producteurs laitiers (avec vente directe, beurre, cochons…), il est à l’origine opticien. Il tient un magasin d’optique, puis au fil des années, prend du galon : il devient responsable d’un centre de formation puis conférencier, directeur des ventes… Aujourd’hui, il a 55 ans, et est devenu maraicher il y a 8 ans. « Je n’utilise aucun produits phytosanitaires. Je fais des fruits et légumes que je vends sur les marchés. Les invendus sont systématiquement transformés. Confitures diverses et souvent originales, cidre, jus de pomme, vinaigre de cidre de framboises, etc. » Entre les deux, l’optique et les responsabilités (il a même été vice-président de la chambre de commerce et d’industrie du Morbihan quelques années) d’une part, puis le retour à la terre d’autre part, la crainte du burn out, le besoin de « tout plaquer ». L’agriculture représente donc pour Jacques Jeffredo une bouée de sauvetage…
Mais ayant beaucoup réfléchi avant d’en arriver là, il regarde autour de lui. Constate. Il est installé près de Vannes (précisément, sa ferme est à Camors), et se rend compte : « Au cours des 12 derniers mois, 10 agriculteurs des cantons voisins se sont suicidés… » Il ne les connaissait pas tous, loin de là, mais est d’autant plus ému que, pour lui, l’agriculture a fait office de planche de survie. Alors il s’intéresse au phénomène, se documente, questionne, refait des calculs sur les statistiques des suicidés en agriculture en France en arrivant au chiffre de plus de 600 par an (alors qu’officiellement, d’après une enquête Msa publiée en octobre 2013 mais portant sur les années 2007-2009, il y a eu 485 suicides durant cette période, aucune étude précise et sérieuse n’ayant été menée depuis). Mais d’après lui, si l’on ajoute ceux qui ont été déclarés officiellement « accidents » pour des raisons d’assurances (l’agriculteur qui se suicide est très souvent endetté, sans l’assurance la veuve ne peut pas s’en sortir), et si l’on considère que le phénomène s’est accentué justement à partir de 2009, plus des extrapolations et des recoupements sur des zones géographiques réduites qui fournissent des chiffres postérieurs, alors on arrive aujourd’hui à plus de 600 suicides en agriculture par an en France.
Mais quelque part, peu importe les chiffres, le phénomène en soi est inquiétant. Et selon Jacques Jeffredo, le réduire à la cause de l’endettement est une erreur : « Je connais le cas d’une agricultrice belge qui s’est suicidée après s’être équipée d’un robot de traite : elle ne pouvait plus caresser ses bêtes. L’agriculture et la société évoluent, et tout le monde n’est pas prêt. Autrefois, les travailleurs rentraient le soir fatigués mais heureux du travail accompli. Les enfants étaient fiers de leur papa. Il avait bien sûr le plus beau métier du monde. Et ils n’avaient qu’une envie, faire le même métier. Aujourd’hui tout est différent. Les jeunes ne respectent plus leurs parents, car il ne sont pas fiers de leur activité, car les parents ne s’épanouissent plus dans leur profession…«
Il poursuit : « Le travail doit être une source d’épanouissement, même s’il reste du travail… » Et s’inquiète d’idées fausses fournies sur la profession, dès son enseignement : « Dans la formation des agriculteurs, on enseigne régulièrement qu’ils vont nourrir la planète, qu’ils vont sauver le commerce extérieur. D’ailleurs, on parle de produits d’exportations agricoles en équivalents airbus… Je peste contre cette argumentation, car tout le monde sait qu’il ne s’agit en rien de nourrir la planète, mais seulement de fournir à moindre coût des matières premières pour alimenter un business florissant… L’enseignement agricole prépare à un fonctionnement idéal, pas à la réalité. D’où des déceptions, qui deviennent désarroi chez ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas s’acclimater.«
Venons-en à l’idée de la journée d’hommage. Jacques Jeffredo a recherché comment ressortir les suicidés de l’ombre, comment sortir le sujet du tabou. La journée d’hommage et de recueillement lui a alors paru être la meilleure solution. Une journée d’ampleur. La date du 11 octobre n’est pas celle d’un anniversaire, mais correspond à celle de la liberté du lieu, la basilique de Sainte-Anne d’Auray, et de l’évêque de Vannes, qui donnera la messe. Elle devient pour autant une véritable journée nationale pour les familles des suicidés en agriculture, car jamais rien n’a jusqu’alors été organisé pour elles, et pour eux. « Nous en sommes à 600 suicidés par an en agriculture, et pas une minute de silence, rien« , argumente Jacques Jeffredo, qui prononce à ce moment de l’interview la phrase avec laquelle nous débutions l’article : « Dans les cas de suicides, les familles se sentent parfois responsables, et il est temps que la société leur demande pardon« .
Pour faire connaître la journée, mais aussi donner la parole à ceux et celles qui le souhaitent sur le sujet, Jacques Jeffredo a également lancé une pétition en ligne « soutien aux familles d’agriculteurs suicidés ». Lors des quatre premiers jours, elle recueillait déjà plus de 4000 signatures. Et pas seulement de France, du monde entier.
Il existe également un événement sur Facebook, vous avez tous les liens pour parvenir à ces pages ci-dessous.
Autant de moyens pour parler du sujet, des causes, de tout ce qui ne va pas, avant de commettre l’irréparable.
En savoir plus : http://www.prieres-agriculture.com (site internet créé par Jacques Jeffredo pour expliquer la journée du 11 octobre) ; https://www.facebook.com/events/841879025889121/869333133143710 (événement à suivre sur Facebook sur cette journée) ; http://www.mesopinions.com/petition/politique/soutien-aux-familles-agriculteurs-suicides/14953 (pétition en ligne de soutien aux familles des agriculteurs suicidés).
Page internet créée pour la journée du 11 octobre 2015 :
La basilique de Sainte-Anne d’Auray, où aura lieu une partie de la cérémonie du 11 octobre.
Jacques Jeffredo.