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Revenus désastreux des agriculteurs, et si la responsabilité était juridiquement partagée ?

Quelques jours après l’annonce par l’Insee des chiffres désastreux du revenu agricole, le tribunal de grande instance d’Angers a mis en délibéré une affaire opposant un jeune éleveur à sa banque qu’il accuse d’avoir accepté trop facilement un plan de financement qui n’était pas tenable – et pour lequel sa seule variable d’ajustement était justement son revenu. Au-delà d’une affaire judiciaire, la question est posée : et si la responsabilité du revenu désastreux des agriculteurs devait être juridiquement partagée entre les différents acteurs concernés, et non plus subie par le seul exploitant agricole ?

Le 7 novembre dernier, l’Insee (institut national de la statistique) a publié une note selon laquelle 20 % des agriculteurs ne se dégagent aucun revenu. Il n’y a pas si longtemps, les comptes de l’agriculture faisaient état de la proportion effrayante d’un agriculteur sur trois rémunéré au mieux à 350 € par mois…

Ces chiffres sont donnés et redonnés, rappelés par tous les syndicats mais aussi les médias, sans pour autant de réelles solutions ne soient envisagées pour inverser la tendance de cette spirale infernale. Politiquement, la loi Egalim, censée redonner de l’équilibre dans le partage de la valeur ajoutée au profit des producteurs agricoles, a montré ses limites.

N’y a-t-il donc aucune solution ? Peut-être faut-il commencer par se demander d’où viennent ses statistiques, d’où vient la faiblesse du revenu agricole aujourd’hui. Il y aurait certainement à dire sur la Pac, qui remplit de moins en moins ses fonctions initiales d’outil de modernisation des entreprises agricoles dans le sens voulu par le citoyen européen (en tenant compte de l’environnement, du bien-être animal…), pour devenir une bouée de sauvetage des trésoreries des fermes. Le partage de la valeur ajoutée, fondement des réflexions inachevées de la loi Egalim, est évidemment un sujet essentiel. Mais il existe aussi un autre aspect, interne au microcosme agricole : la valeur du conseil prodigué, et ses conséquences.

La procédure de Jérémie Lethielleux contre sa banque

Ainsi, lorsqu’une ferme se trouve en difficulté, n’est-ce pas dû aussi à une installation bancale, concrétisée dans de mauvaises conditions, sur la foi de conseils avisés qui se le sont révélés beaucoup moins à l’échelle du temps qui passe ?

Ceux qui me suivent savent que je suis co-auteur, avec la principale intéressée Camille Beaurain, de l’ouvrage « Tu m’as laissée en vie – Suicide paysan, veuve à 24 ans« . Une destinée y est décrite à travers les yeux de sa femme et future veuve, celle d’Augustin, éleveur de porcs à ce point acculé qu’il met à ses jours à 31 ans. Une histoire vraie. Or parmi les causes du problème insoluble auquel est confronté Augustin, on trouve une installation financièrement bancale, avec une banque qui refuse ensuite de revoir ses taux.

Si tous les paysans touchés par l’endettement excessif ne vont pas jusqu’à cette extrémité, ils restent particulièrement nombreux à souffrir à de cette situation.

Comment faire évoluer les choses ? Et si c’était par la voie juridique ? Cette semaine, le tribunal de grande instance d’Angers a écouté les plaidoiries dans une affaire originale. Jérémie Lethielleux, jeune éleveur du Maine-et-Loire, a contre-attaqué lorsque sa banque (le Crédit agricole) l’a fait convoquer devant le tribunal parce qu’il ne payait plus ses échéances. Ainsi, il va en justice pour, selon son avocat Me Bruno Scardina que j’ai joint personnellement, « manquement de la banque de son obligation de mise en garde » face à un plan de développement de l’exploitation qui ne pouvait pas tenir dans le temps.

Me Scardina détaille l’affaire : « Le jeune agriculteur s’est installé en 2011. Le centre de gestion de l’Ouest a édité un plan de développement d’exploitation sur 5 ans avec les charges, les investissements, le fonctionnement, l’endettement possible… La banque a repris cette étude à son compte sans rien y changer, et a émis un avis favorable à l’installation devant la CDOA (Ndlr : commission départementale d’orientation agricole). Elle est donc directement à l’origine de l’installation, alors qu’elle aurait dû refuser ce plan de développement, comportant notamment 30 000 € de remboursement d’emprunts par an (pour un endettement initial de 271 650 € exactement) et qui surtout ne prévoyait aucune évolution ni dans les charges (alors que les engrais n’ont cessé d’augmenter ensuite) ni sur les ventes (avec pourtant des prix en baisse chaque année). Jérémie Lethielleux, pour satisfaire ses échéances, a joué sur l’unique variable d’ajustement en sa possession, son revenu, qu’il a baissé jusqu’à 300 € par mois. Mais cela n’a pas suffi, sachant que la banque n’a pas voulu non plus réviser les taux et prendre ainsi en compte l’évolution de la situation.« 

D’où la procédure de Jérémie Lethielleux et son avocat contre le Crédit agricole. Me Scardina reprend : « Dans ma plaidoirie, j’ai demandé que le préjudice subi par l’éleveur pour avoir été incité à un endettement excessif soit chiffré au niveau des échéances qu’il doit encore à sa banque. J’ai déjà obtenu ce résultat dans une autre affaire devant le tribunal de grande instance de Saumur, il s’agissait de particuliers ayant acheté une maison. » Le verdict sera rendu en janvier 2020.

Et si les conseilleurs devenaient, aussi, les payeurs ?

En lisant le propos de l’avocat, vous aurez compris que le cas posé par Jérémie Lethielleux ressemble à des centaines d’autres dans notre agriculture d’aujourd’hui. On attend donc avec impatience cette échéance de janvier car, en cas d’aboutissement de la démarche, cela pourrait changer bien des choses, bien plus sûrement que des lois Egalim ou autres ! En effet, la banque aurait ainsi une responsabilité dans le mauvais résultat ultérieur de l’exploitation, lequel mauvais résultat serait aussi dû, initialement, à l’étude du centre de gestion manquant apparemment de professionnalisme. Rien n’empêcherait donc la banque de se retourner ensuite contre lui. Et par effet de cascade, on arriverait ainsi à une responsabilité partagée de l’échec, entre les différents acteurs étant intervenus à son origine. Une forme de justice sociale mais aussi économique en quelques sortes.

Dès lors, on peut imaginer plusieurs scénarios. Le premier, cette affaire reste unique et personne d’autre ne s’en sert. Le second, des dizaines d’agriculteurs estimant leur cas proches de celui de Jérémie Lethielleux entament à leur tour des recours judiciaires en profitant de la jurisprudence ainsi créée. Le troisième, pour éviter de trop nombreux recours, le législateur intervient avec une nouvelle loi sur le partage des responsabilités en cas d’échec, où les conseilleurs seraient aussi, en partie du moins, les payeurs. Et donc responsabilisés.

Ce procès méconnu aujourd’hui pourrait donc avoir des conséquences importantes sur les comportements de tous les acteurs au sein du monde agricole, lesquels sont aussi, rappelons-le, l’une des causes de la surmortalité par suicide dans ce secteur…


Notre illustration ci-dessous n’a aucun lien direct avec les affaires sus-nommées (photo d’archives Adobe).

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