L’étude annuelle Vigie Alimentation 2015, qui est parue au mois de septembre, identifie dix tendances dans le système alimentaire mondial qui, pour nombre d’entre elles, intéressent de près le monde agricole.
Le 23 septembre dernier, Futuribles international présentait l’étude annuelle Vigie Alimentation 2015 à son siège à Paris. Vigie alimentation est un groupe de réflexion au sein de Futuribles spécialisé sur les enjeux qui tournent autour de l’alimentation dans lequel figurent des experts, des chercheurs et des représentants d’entreprises (Roquette, Savencia ex-Bongrain, STEF), de coopératives (Agrial) et d’associations professionnelles (Interfel). Outre l’étude annuelle, le groupe produit aussi régulièrement des notes de veille et des notes d’analyse. Les principales conclusions de l’étude annuelle étaient présentées par Céline Laisney, la responsable de Vigie Alimentation et la directrice du cabinet de conseil AlimAvenir, que Wikiagri.fr a interviewée en mai 2015.
Cette étude, rédigée par plusieurs auteurs, se présente comme « le tableau de bord des grandes tendances du système alimentaire, de l’amont agricole à la consommation en passant par la transformation et la distribution ». Elle couvre par conséquent l’ensemble des composantes du système alimentaire à l’échelon international, mais aussi national : production agricole, transformation, distribution, consommation. Elle met plus particulièrement l’accent sur dix tendances.
Elle s’appuie sur trois éléments : (1) les tendances lourdes, (2) les tendances émergentes et (3) les ruptures possibles.
Les tendances lourdes sont ce que certains prospectivistes appellent des « mégatendances », à savoir des « tendances structurantes du système » qui existent depuis plusieurs décennies et qui sont appelées à perdurer. C’est, par exemple, l’accroissement de la demande alimentaire mondiale et la transformation des régimes alimentaires (transition alimentaire au sein des pays émergents), la suprématie des grands groupes et des marques dans l’alimentaire ou encore la domination des grandes surfaces dans la distribution des produits alimentaires ou la concentration au sein de la grande distribution.
Les tendances émergentes sont des tendances plus récentes et dont l’évolution paraît plus incertaine. C’est, par exemple, l’impact du changement climatique, le développement de l’agriculture urbaine, la personnalisation des produits, l’accroissement de la production bio ou encore l’engouement en faveur des circuits courts. Certaines de ces tendances émergentes peuvent d’ailleurs conduire à remettre en cause le « modèle dominant ». C’est le cas de la montée en puissance des groupes agroalimentaires des pays émergents, des marques de distributeurs ou encore l’émergence de start ups spécialisées dans les « AgTech » (technologies au service de l’agriculture) ou les « Food Tech ».
Enfin, les ruptures possibles sont des « chocs » qui peuvent conduire à modifier de façon fondamentale « les règles du jeu » au sein du système alimentaire. Ils peuvent se présenter sous la forme d’innovations techniques, scientifiques ou organisationnelles. On peut penser de ce point de vue aux nouvelles sources de protéines, comme les insectes, les algues ou les micro-organismes, à l’impression 3D alimentaire ou encore à l’alimentation digitalement assistée.
Les dix tendances identifiées par Vigie Alimentation sont les suivantes : (1) Croissance de la demande alimentaire mondiale, (2) Evolution des régimes alimentaires, (3) La production agricole mondiale confrontée à des contraintes croissantes, (4) Impact du changement climatique sur l’agriculture et la pêche, (5) Le retour de l’agriculture urbaine dans les pays développés, (6) Industries agroalimentaires : la suprématie des grands groupes et des marques mondiales, (7) La concentration de la distribution en Europe, (8) Vers un décollage de l’e-commerce alimentaire ?, (9) L’implantation de la consommation biologique et (10) Produits locaux et circuits courts : la consommation locavore.
Ces tendances ont bien entendu largement trait à l’agriculture. Plusieurs enseignements sont à retenir de ce point de vue.
Le rapport Vigie Alimentation identifie tout d’abord deux tendances lourdes en matière agricole. Il tend tout d’abord à remettre en cause l’idée désormais reçue, initialement diffusée par la FAO et plutôt alarmiste, selon laquelle il faudra doubler la production agricole mondiale pour répondre à la demande en 2050. En se basant sur divers travaux de prospective, il estime ainsi que la production agricole devrait « seulement » augmenter de 40 à 60 % pour répondre à la demande alimentaire croissante.
Du côté de l’offre, le rapport se montre également assez optimiste en estimant qu’il est encore possible d’augmenter les surfaces cultivées. Il existerait un grand potentiel de développement des terres cultivables, de l’ordre de 1,4 milliards d’ha dans le monde. En revanche, il y a moins à attendre du côté de l’amélioration des rendements. Or, celle-ci a été pourtant à l’origine de 85 % de l’accroissement de la production agricole mondiale qui a triplé depuis les années 1960. On observe même d’ores et déjà une baisse des rendements dans la production de riz dans certains pays. En matière de production agricole, trois évolutions sont également à prendre en compte : (1) la concurrence croissante des biocarburants dans l’utilisation des sols agricoles, (2) le développement de l’aquaculture, et (3) l’émergence de l’hydroponie et de l’aquaponie, à savoir des cultures hors sol en circuits fermés, notamment dans le cadre de ce que l’on appelle des « fermes verticales ».
Le rapport s’intéresse également à diverses tendances agricoles émergentes. La première est l’impact du changement climatique sur l’agriculture. Celui-ci contribuerait à réduire les surfaces cultivables, mais aussi les rendements, de l’ordre de 2 % par décennie selon certaines études, et par conséquent à accroître les prix alimentaires, en particulier de produits comme le thé, le cacao ou le café. La production agricole pourrait également pâtir d’événements climatiques extrêmes.
La deuxième est le retour de l’agriculture urbaine dans les pays développés. Ce type d’agriculture représenterait 6 % des terres cultivées dans le monde (et jusqu’à 40 % si l’on y inclut l’agriculture dans les zones péri-urbaines) et 15 % des approvisionnements en produits frais. Ce dernier chiffre est beaucoup plus important dans les pays en développement puisqu’il peut aller jusqu’à 70-80 % dans certains d’entre eux. Différentes initiatives maintenant assez connues sont devenues le symbole de ce renouveau de l’agriculture urbaine. C’est le cas des fermes commerciales high tech comme les désormais célèbres fermes Lufa à Montréal, l’expérience Eco-friendly Farming (ECF) à Berlin basée sur l’aquaponie ou encore les fermes verticales Sky Greens à Singapour, qui produisent des légumes. Ce type de projets tend également à se développer en France, à l’instar des expériences de jardins sur les toits qui prolifèrent ou encore le projet de ferme urbaine lyonnaise.
La troisième est l’ancrage dans les sociétés développées de la consommation de produits biologiques. Celle-ci continue de se développer dans les pays riches (le marché bio a été ainsi multiplié par 4 en Europe en 10 ans), mais aussi désormais dans les pays émergents. Dans certains segments du marché, la part du bio est loin d’être négligeable. Les œufs bio représentent par exemple 20 % du marché des œufs en France. On observe, en effet, un élargissement de la base des consommateurs de bio au-delà des clients traditionnels, les cadres supérieurs, les fameux CSP+. D’après le rapport, plusieurs évolutions seraient à surveiller en la matière. La première est le « rattrapage », ou non, de l’agriculture conventionnelle qui réduit le recours aux pesticides ou aux antibiotiques dans l’élevage. La seconde est le développement d’une agriculture de précision qui contribue également à réduire le recours aux produits phytosanitaires. Enfin, la troisième est la concurrence de « démarches intermédiaires » entre agriculture conventionnelle et bio qui mettent en œuvre des pratiques agricoles plus écologiques, comme l’agriculture écologiquement intensive prônée par la coopérative Terrena.
La quatrième tendance émergente est l’engouement en faveur des produits locaux et des circuits courts avec le succès des AMAP, d’un site internet comme La Ruche qui dit oui, des drive fermiers ou des différents systèmes de paniers. Les produits locaux tendent également à se développer dans la grande distribution. Enfin, de nouveaux acteurs s’intéressent aux circuits courts, comme les groupes coopératifs (avec Frais d’ici d’In Vivo ou Les Halles de l’Aveyron du groupe Unicor) ou le e-commerce (comme mon-marche.fr qui permet de se procurer des produits en provenance de Rungis). Cette tendance ne concerne pas uniquement la France. On observe ainsi aux Etats-Unis une explosion des marchés fermiers en ville.
Cette étude présente l’intérêt, comme on a pu le voir, d’articuler, d’un côté, un certain nombre de tendances internes au système alimentaire (tendances lourdes ou émergentes), que l’on peut qualifier d’« endogènes », et, de l’autre, l’agriculture et l’industrie agroalimentaire. Mais au-delà, on peut aussi considérer que des tendances externes au système alimentaire, donc des tendances « exogènes », jouent un grand rôle sur l’agriculture ou les industries agroalimentaires, que ce soit l’accroissement de la population mondiale et l’urbanisation croissante, la globalisation des systèmes de production et le rôle des firmes multinationales, la montée des classes moyennes dans les pays émergents et des modes de consommation à l’occidentale, les évolutions technologiques ou encore la montée du « pouvoir » des individus et de la société civile.
En outre, il est intéressant de noter que ces tendances sont aussi révélatrices de nombreuses tensions qui sont actuellement à l’œuvre dans le système alimentaire : des tensions entre mondialisation et relocalisation ou entre circuits longs et circuits courts, entre une agriculture industrielle et l’agroécologie, entre une agriculture « high tech » et une agriculture « authentique », entre une agriculture faite par des agriculteurs professionnels et une agriculture de « non-agriculteurs » (agriculture urbaine, start ups), ou encore entre une logique d’offre (agriculteurs, IAA) et une logique de demande (consommateurs, citoyens).
En savoir plus : www.futuribles.com/groupes/vigie-alimentation/ (site de Vigie Alimentation), www.futuribles.com/fr/base/document/rapport-vigie-alimentation-2015/ (informations sur l’étude Vigie Alimentation 2015, étude qui est payante), https://wikiagri.fr/articles/exposition-universelle-de-milan-les-enjeux-de-lavenir-de-lalimentation/4269 (entretien accordé par Céline Laisney à Wikiagri.fr en mai 2015).
Notre illustration ci-dessous, copie d’écran du site Vigie Alimentation.