agrandissement agriculture

Il y a 50 ans aujourd’hui, Sicco Mansholt voulait agrandir les petites exploitations agricoles en Europe

Il y a 50 ans aujourd’hui, le 21 décembre 1968, Sicco Mansholt, commissaire européen à l’agriculture, transmettait au Conseil des ministres un mémorandum sur la réforme de l’agriculture au sein de la Communauté européenne. Ce politicien néerlandais préconisait d’augmenter la taille des petites exploitations, pensait-il condamnées… Avec 50 ans de recul, Bertrand Valiorgue, professeur « stratégie et gouvernances des entreprises » et titulaire de la chaire alter-gouvernance à l’université Clermont Auvergne, analyse toute l’influence qu’a eu ce mémorandum sur notre agriculture actuelle. Il montre que, depuis le plan Mansholt, l’agriculture française fait face à une restructuration permanente.

Avant de donner la parole à Bertrand Valiorgue, un rapide rappel historique, grâce au site internet www.cvce.eu dépendant de l’université du Luxembourg. On peut y lire, je cite (source ici) : « Le plan Mansholt constate les limites de la politique des prix et des marchés. Il prédit en effet le déséquilibre de certains marchés si la Communauté ne soustrait pas au moins 5 millions d’hectares de terres arables à la production agricole. L’ancien ministre néerlandais de l’agriculture constate par ailleurs que le niveau de vie des agriculteurs ne s’est pas amélioré depuis la mise en œuvre de la Pac malgré la hausse de production et l’augmentation permanente des dépenses communautaires. Il préconise donc de réformer et de moderniser les méthodes de production et d’augmenter la taille des petites exploitations condamnées, selon les experts communautaires, à disparaître à plus ou moins brève échéance. L’objectif du plan est d’encourager près de cinq millions d’agriculteurs à quitter leur ferme, de favoriser une redistribution de terres ainsi rendues disponibles afin de permettre l’accroissement des parcelles familiales restantes. Sont considérées comme viables les exploitations qui assurent à leurs exploitants un revenu annuel moyen comparable à celui de l’ensemble des travailleurs de leur région. Au-delà des mesures en faveur de la formation professionnelle, Mansholt prévoit aussi des programmes sociaux pour la reconversion professionnelle et en cas de retraite anticipée. Il invite enfin les États-membres à limiter les aides directes aux exploitations peu rentables. Face aux critiques de plus en plus violentes de la part des milieux agricoles, Sicco Mansholt est rapidement contraint de revoir à la baisse certaines de ses propositions. Le plan Mansholt se réduit finalement à trois directives européennes qui, en 1972, concernent la modernisation des exploitations agricoles, la cessation d’activité agricole et la formation des agriculteurs.« 

Pour autant, même si le plan en question n’est donc pas passé, il a fortement influencé les politiques décidées ensuite, et impacté jusqu’à notre agriculture actuelle, estime Bertrand Valiorgue. Voici son interview.

Le plan Mansholt ou la restructuration permanente de l’agriculture française

WikiAgri : Commençons par expliquer l’histoire. Vous estimez que Sicco Mansholt a influencé notre agriculture avec ses thèses détaillées le 21 décembre 1968 dans un plan qui n’a pourtant pas été adopté à l’époque. Pouvez-vous expliquer cela ?

Bertrand Valiorgue : « L’agriculture française est historiquement construite sur une base variée, faite de petites et de grandes structures, avec des cultures allant des céréales aux fruits et légumes, avec une part importante pour l’élevage, la viande et le lait. La concentration souhaitée par Mansholt part du constat que les politiques d’aides de la Pac ne sont financièrement pas soutenables pour les contribuables européens et qu’elles ne permettent pas aux agriculteurs de tirer des revenus décents de leur activité. La solution qu’il propose est de restructurer les exploitations agricoles afin de les rendre compétitives pour tirer des revenus sur la base des prix qui s’établissent sur le marché. Mansholt considère que ce n’est pas la politique européenne qui doit fixer les prix mais bien le marché lui-même. Il a parfaitement conscience que la politique de soutien de la Pac introduit une distorsion des prix coûteuse et inefficace pour les citoyens et les agriculteurs eux-mêmes. L’horizon de la Pac est de mettre en place une connexion directe aux prix de marché et d’inciter à une restructuration des exploitations agricoles pour qu’elles soient compétitives. Pour cela, Mansholt proposait toute une série de mesures concrètes pour réussir ce que l’on pourrait qualifier avec les mots d’aujourd’hui de plan de sauvegarde de l’agriculture européenne. Le plan Mansholt n’a pas pu être mis en place du fait de son caractère radical et des oppositions politiques qu’il a générées. Il n’empêche que c’est un document officiel qui émane de la Commission européenne et qui a introduit pour la première fois la nécessité d’une restructuration et d’une concentration des exploitations agricoles pour les rendre compétitives et capables de s’aligner sur les prix de marché. Cette perspective n’a jamais été abandonnée depuis 1968 et elle s’est même renforcée lorsqu’il a fallu assurer dans les années 1990 une connexion du marché communautaire aux marchés mondiaux. C’est le rapport Mansholt qui introduit ce logiciel intellectuel d’une nécessaire restructuration des structures agricoles pour qu’elles s’adaptent aux marchés.

L’agriculture variée de la France, dont on aurait pu croire qu’elle constitue une richesse, ne serait-elle pas devenue un handicap dans un modèle européen régi par une vocation de concentration ? Ou pour poser la même question autrement, Mansholt a-t-il mis l’agriculture familiale en danger ?

B.V. : Le grand paradoxe de cette affaire est justement que Mansholt voulait sincèrement aider l’agriculture familiale pour que ce schéma de production perdure et que des exploitations rentables puissent être transmises ou cédées à des descendants. Il souhaitait défendre ce modèle agricole séculaire et il y a de très belles pages dans son rapport lorsqu’il défend son projet de modernisation afin d’aider à l’émancipation culturelle et sociale des agriculteurs et des agricultrices. Mais Mansholt n’a pas anticipé que l’alignement progressif sur les prix de marché allait entrainer un niveau de restructuration et de concentration que l’exploitation familiale n’arriverait pas à assumer. Il n’a pas anticipé l’ouverture du marché européen à la mondialisation qui met une forte pression sur les prix et fragilise les exploitations familiales qui n’ont pas suffisamment de capitaux pour investir et se restructurer encore et toujours. Mansholt n’a pas non vu non plus que les agriculteurs sont dans une position structurellement très défavorable dans les négociations commerciales avec leurs clients et qu’il est très difficile pour eux, voire même impossible, d’imposer des prix. Mansholt n’est évidemment pas responsable de cela, mais la Pac a en revanche laissé dériver, et c’est seulement aujourd’hui que l’on pose la nécessité d’avoir des organisations de producteurs pour que ces derniers s’organisent et pèsent plus fortement dans les négociations commerciales. Avec le recul de l’histoire, on peut finalement regretter que le plan Mansholt n’ait pas été appliqué car il proposait un vrai accompagnement pour réussir la restructuration de l’agriculture européenne. La restructuration a bien eu lieu mais les accompagnements n’ont pas été à la hauteur des transformations. On le constate encore aujourd’hui et ce n’est pas la responsabilité de Mansholt.

Au-delà de l’agriculture, l’agrandissement et autres remembrements ont modifié le paysage de la France. Les haies et autres murets ont disparu, les céréales sont désormais cultivées y compris sur des anciennes pâtures… Tout cela est-il imputable à l’esprit insufflé par Mansholt ?

B.V. : Dès l’instant où l’horizon de la Pac est la recherche de l’efficacité pour être compétitif sur les marchés mondiaux, alors tous les moyens sont bons pour atteindre et obtenir cette compétitivité. Il n’y a plus aucune limite à l’agrandissement des exploitations agricoles. Cette dynamique est très bien décrite par les travaux du sociologue François Purseigle qui montrent l’émergence d’un capitalisme agricole et l’apparition de véritables firmes agricoles. Les exploitations familiales qui jouent le jeu de la concurrence mondialisée doivent sans cesse s’agrandir pour être compétitives et faire jouer à plein les économies d’échelle. Et à ce jeu, elles finissent tout simplement par disparaitre. Mansholt n’est évidemment pas responsable de cela car son objectif était de sortir de la misère toute une partie du monde agricole et de donner de l’importance à ce secteur d’activité qu’il considérait comme stratégique pour l’Europe. Sauf que cette restructuration nécessaire et sans doute inévitable est devenue l’horizon politique de la Pac et que, depuis Mansholt, elle ne s’est jamais arrêtée. Cela fait 50 ans que l’agriculture européenne et française est en restructuration permanente. On voit aujourd’hui que cette ‘modernisation’, pour reprendre un vocabulaire policé, laisse sur le bord de la route les exploitations familiales qui sont jugées inadaptées à la compétition mondiale.

« La future Pac (…) doit dire (…) si l’horizon est la disparition des exploitations familiales »

La future Pac est en cours de négociation. Il semble que l’on se dirige vers un modèle qui poursuive une vocation libérale, avec en plus plusieurs outils liés à la gestion des risques qui ont manqué à celle qui se termine. Si l’on se réfère à l’histoire de la Pac, en particulier à ce mémorandum de Mansholt, trouvez-vous cette évolution judicieuse ? A qui profite-t-elle en définitive ?

B.V. : La Pac a raté un tournant au début des années 1990 et cela est parfaitement décrit dans le manifeste du groupe de Seillac qui a anticipé avec beaucoup de justesse les effets à long terme de cette politique permanente de restructuration. Dans les années 1990, la Pac a directement participé à une meilleure connexion du marché communautaire aux marchés mondialisés et, inévitablement, la nécessité de restructurer les exploitations agricoles s’est faite plus forte. La Pac a voulu se montrer conquérante sur les marchés mondiaux en espérant exporter des matières premières et des produits transformés. Jouer ce jeu de la mondialisation des échanges et de la conquête des marchés internationaux signifie ouvrir le marché communautaire à la concurrence et aux prix mondialisés. Cela signifie également une diminution des aides à l’exportation apportées aux agriculteurs pour ne pas perturber les équilibres de marché et fausser la concurrence. Cette connexion aux marchés mondialisés et l’ouverture du marché communautaire à la concurrence se paye par une nouvelle vague de restructuration et de concentration afin de faire émerger des structures agricoles ‘économiquement viables’. Il y a une forme de naïveté ou de cynisme dans cette orientation de la Pac, car tout repose sur une hypothèse d’efficience des marchés agricoles. Hypothèse qui ne fonctionne que dans la théorie et dans les salles de cours. Elle ne correspondra jamais à aucune réalité socio-économique. Mansholt a péché par naïveté car, à l’époque, les travaux en économie pouvaient laisser espérer l’obtention d’équilibres économiques bénéfiques à toute la société. En 2018/2019, aucun économiste sérieux ne prétendra que les équilibres économiques qui s’installent sont parfaits. Il y a des défaillances de marchés qu’il faut corriger en permanence. La future Pac doit abandonner le logiciel intellectuel d’une adaptation permanente des structures agricoles aux prix de marchés mondialisés. Elle doit renouer avec un projet politique et pas simplement économique. Elle doit dire si oui ou non la politique de restructuration va se poursuivre et si l’horizon est la condamnation des exploitations familiales. Elle doit également muscler, comme le propose le think tank Agricultures Stratégies, les organisations de producteurs pour en faire de vrais acteurs de la régulation avec des moyens et des compétences pour peser dans les relations commerciales et garantir une remontée de valeur ajoutée. Mansholt a ouvert en décembre 1968 une vision de la Pac qui passe par des ajustements structurels. 50 ans plus tard, les gains de productivité réalisés par les agriculteurs français et européens dépassent toutes les anticipations possibles. Pourtant, ils peinent toujours à vivre dignement de leurs activités car les prix qui se fixent sur les marchés sont des prix de dumping et ils ne pèsent rien dans les filières alimentaires. Il est sans doute nécessaire de faire une mise à jour du logiciel si on veut conserver un tissu agricole et préserver la vitalité des territoires ruraux, à moins d’accepter et de tenter l’aventure (funeste) d’un monde sans agriculteurs. »


1 Commentaire(s)

  1. Les objectifs de 58 ne se limitaient pas à l’agriculture ; l’industrialisation nécessitait deux choses
    Exode rural
    Appro alimentaire bas prix, pour baisser les cout de la vie de la reconversion vers l’industrie des ouvriers de cités périphériques. Il en résulte l’industrialisation agroalim (capitalisme agricole).
    Encore aujourd’hui la gouvernance est en tension sur les questions de cout de la vie pour la négociation des couts de m-œ.
    Les prets a 4% pour rachat d’agrandissement des fermes dans, des znnees où l’inflation variait de 12 a 15% a bien participé aussi à une financiarisation par l’agriculture (ca) et des consortiums agroindustriels loin de la répartition de richesse, sans servir la puissance publique.
    Les désequilibres ne sont pas gages de sante économique.
    L’atout agricole de la france a sombré dans le marche mondial

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