La rupture entre pouvoir central et territoires dénoncée par le mouvement des gilets jaunes existe-t-elle aussi à l’intérieur même des structures agricoles ? Les mots d’ordre des syndicats sont parfois mal perçus au niveau de la base. Jusqu’où le vent de révolte du monde rural, qui concerne de fait les paysans, peut-il souffler aussi sur les appareils parisiens, interlocuteurs officiels du pouvoir ?
Même s’il existe des nuances entre les appareils, aucun syndicat agricole n’a recherché à être identifié comme partenaire des gilets jaunes. Officiellement, parce que l’organisation a souhaité un mouvement apolitique et non syndicalisé. Mais cela va au-delà. La Fnsea, sans doute la plus tiède vis-à-vis du mouvement, a renvoyé chacun devant ses responsabilités propres, se « contentant », dans un communiqué, de demander au gouvernement d’agir par rapport aux problématiques posées en ce moment aux agriculteurs et aux ruraux… Et rappelant à ses troupes un accord trouvé avec le gouvernement sur la fiscalité du GNR, le carburant utilisé in situ par les agriculteurs. La Coordination rurale a davantage encouragé à la participation, mais en son nom propre, chacun en tant que citoyen. Quant à la Confédération paysanne, elle semble prise entre sa vocation en direction d’une agriculture paysanne respectueuse de l’environnement, un mouvement qui est né de la hausse de ce « pollueur » de diesel, et le mécontentement, aussi, de sa base paysanne : pas le moindre communiqué de sa part.
Pour autant, sur le terrain, ce n’est pas la même chose. Des tracteurs sortent et sont utilisés dans les blocages. Certes, compte-tenu de l’absence de mots d’ordre nationaux, cette participation agricole au mouvement des gilets jaunes est hétéroclite, importante par endroits, beaucoup moins en d’autres. Mais elle existe. Et, globalement, l’envie d’aller communiquer tout ce qui ne va pas aujourd’hui dans les campagnes se fait ressentir.
En mars 2016, j’écrivais un article intitulé Peut-on avoir une jacquerie au 21e siècle ? Il revient d’actualité aujourd’hui. A l’époque, je dépeignais des mouvements agricoles refusant de se reconnaitre dans les syndicats officiels et prônant différentes manifestations avec leurs propres revendications. Aujourd’hui, ce sont les syndicats eux-mêmes qui se refusent à donner des mots d’ordre, et qui du coup invitent leur base à choisir de manifester (ou non). Créant ainsi une forme d’indépendance de cette base dans l’action.
Résultat, on arrive à une situation inédite, en particulier pour le monde agricole. Les manifestations, ou autres blocages, sont des modes d’action connus en agriculture. Mais sous l’égide des syndicats. Avec un encadrement, des règles connues (les fameuses déclarations en préfectures, entre autres), des « chefs » que l’on écoute lorsqu’ils sifflent la fin de la partie, non sans avoir obtenu, au moins un peu, satisfaction par rapport à des revendications clairement énoncées. Notre démocratie a d’ailleurs besoin de ce que l’on appelle « les partenaires sociaux », ces représentants corporatistes avec lesquels un gouvernement ou ses représentants négocient les réponses aux revendications.
Or, avec les gilets jaunes, que remarque-t-on ? Le nombre important de blessés et d’incidents démontre une organisation imparfaitement structurée, même si le choix des points de blocage relève d’une stratégie pas si improvisée que cela. De fait, les agriculteurs vêtus d’un gilet jaune, qui savent ce qu’il faut faire, sont tentés d’aller plus loin, c’est-à-dire de participer non seulement par leur présence, mais encore à l’organisation. Pour employer une expression populaire, je dirais que « ça les démange »… Il existe ainsi des rumeurs persistantes évoquant certains blocages confiés aux seuls agriculteurs, qui prendraient la relève des routiers (eux aussi, d’ailleurs, plus à titre individuel que rassemblés par leurs porte-paroles habituels) aux portes des raffineries, par exemple.
Bien sûr, la négociation individu par individu prend plus de temps pour l’organisation qu’un mot d’ordre syndical, mais, en ce moment même, je sais qu’elle existe. On pourrait même retrouver ensemble des agriculteurs de syndicats différents, rassemblés non plus par des drapeaux verts (Fnsea), rouge et blanc (JA) ou jaunes (Coordination et aussi Confédération), mais par les uniques gilets jaunes. Comme une intersyndicale, mais sans les syndicats. Et comme s’il s’opérait une forme de recomposition ! Et cela, alors que les élections professionnelles pour les chambres d’agriculture approchent à grand pas (janvier 2019)… A noter, ce sont souvent les manifestants de plus de 50 ans qui prennent les rênes de ces regroupements spontanés, eux qui ont vécu l’organisation de manifestations avant l’utilisation des outils informatiques d’aujourd’hui, et qui ont donc l’expérience pour opérer ainsi dans la discrétion. Sans négliger le rôle des femmes, visiblement plus présentes cette fois que lors des rassemblements « classiques » syndicaux.
D’où la question posée en titre de cet article : et si la jacquerie des gilets jaunes atteignait les syndicats agricoles ? Après tout, si l’on observe, depuis la dernière élection présidentielle, une recomposition du paysage politique, pourquoi n’en irait-il pas de même pour les syndicats agricoles ? Bien sûr, l’organisation parait sans faille, structurée depuis longtemps et au fil des années… Mais n’était-ce pas la même chose pour les grands partis politiques de notre pays, dont les membres d’hier apparaissent aujourd’hui dans des appareils concurrents ?
Si l’on examine le phénomène de rejet né ces dernières années vis-à-vis des politiques dits « traditionnels », il trouve sa source dans une défiance grandissante dans la parole donnée. Du coup, tous les politiques sont mis dans le même sac, ce qui est bien sûr (largement ?) exagéré. Par prolongement dans ce raisonnement, les médias « classiques » sont montrés du doigt, eux qui répercutent les informations fournies par ces politiques. Sur les réseaux sociaux, ces journaux, radios ou autres chaines de télévision vont jusqu’à s’attirer une forme de haine traduite par une expression qui montre bien le niveau où on les place : ils sont qualifiés du terme peu flatteur de « merdias ». Je ne m’étends pas plus sur le sujet, qui n’est pas celui de cet article.
Qu’en est-il des syndicats, et en particulier en agriculture ? Au-delà des oppositions qui ont toujours existé (on peut considérer comme « normal » qu’un syndiqué d’une enseigne dise du mal d’une autre), existe-t-il aussi une défiance de la base vis-à-vis son propre appareil ? Hé bien oui, ce phénomène existe ; en revanche, le généraliser et l’établir comme une vérité absolue serait grandement exagéré… pour le moment. Car toute la structuration actuelle du monde agricole est liée à son syndicalisme. Le remettre en cause, c’est donc aussi risquer de détruire tout un fonctionnement, qui certes ne parvient pas à juguler la crise aujourd’hui, mais qui a fait ses preuves par le passé. Cela, chacun l’a bien intégré, et les véritables « révolutionnaires » en agriculture sont finalement (relativement) peu nombreux. En revanche, intervenir dans le système, le modifier à la marge, redonner davantage d’équité dans les postes à responsabilité, c’est un discours de plus en plus répandu, et qui tendrait à penser que la Fnsea pourrait perdre une part de son avantage face à ses rivaux lors des prochaines élections aux chambres d’agriculture. Mais il ne s’agit pour l’heure que d’une impression, une spéculation crédibilisée par la seule lecture des mécontentements exprimés sur les réseaux sociaux. Et quoi qu’il en soit, on n’est pas, en l’espèce, dans un rejet en bloc des appareils syndicaux, mais plutôt dans une éventuelle évolution du vote aux élections professionnelles… Qui reste à démontrer.
Pour autant, l’émancipation de la base pour l’organisation de manifestations telles que celles des gilets jaunes mérite une réaction de la part des appareils. S’ils continuent de considérer que ce mouvement des gilets jaunes n’est pas le leur (ce qui n’est pas forcément un mauvais calcul en termes de stratégie, on l’a vu, l’organisation n’est pas parfaite, inutile d’endosser ses errements), alors ils vont devoir rassembler sur d’autres thèmes, chacun les siens. Il est vraisemblable qu’au-delà même des revendications, manifester devienne une nécessité pour chaque syndicat agricole, ne serait-ce que pour s’assurer du retour de tous au bercail.
Politiquement, le PS et LR, les grands partis du pouvoir en France de ces dernières décennies, ont implosé. Le quatrième pouvoir, celui des médias, est contesté. Pour éviter un sort comparable, la Fnsea va devoir ressortir ses drapeaux verts, les JA les rouge et blanc, la Coordination les jaunes, la Confédération également des jaunes. Très vite pour assurer, au-delà des scores de chacun, une participation significative aux élections professionnelles de janvier. Mais pour que ça fonctionne, les arguments développés devront dépasser le stade consensuel : les « modestes paysans de base », dont officiellement près d’un tiers obtient un revenu au mieux égal à 350 € par mois, ne supportent plus, eux non plus, cette atteinte à leur pouvoir d’achat…
Notre illustration ci-dessous : cette photo nous a été envoyée par un agriculteur d’Ille-et-Vilaine, venu avec son tracteur sur un blocage à Bain-de-Bretagne le samedi 17 novembre. Au milieu d’autres citoyens, plusieurs agriculteurs figurent sur la photo.
San être trop pessimiste mais en 1968, j’ai participé aux manifestations à Bruxelles dans l’immense salle du copa.. Nos revendications portaient contre le fameux plan Mansholt tant décrié. Ce ministre Hollandais nous parlait d’étable de 100 vaches alors que nous en avions 25. Ces visions trop hâtives étaient tout à fait justes à la différence que nous étions en 1968 et que nous sommes en 2018, soit 50 ans. Le terrain a toujours 50 ans de retard. le marché mondial nous met en concurrence avec des producteurs qui cultivent 5000 hectares alors que nous en avons une centaine voir un peu plus. Nos charges de structures s’élèvent à 750 €/ha lorsque les entreprises ukrainiennes sont de 100-150 €.. Que notre France cultive 28 millions d’hectares SAU avec 450000 paysans lorsque 20000 entreprises ukrainienne cultivent 27 Millions d’hectares..Que le Brésil risque de nous envahir…Faut-il perdre son temps à se rallier aux Gilet Jaunes où renverser totalement nos structures agricoles et para agricoles pour enfin nous adapter à la concurrence mondiale ???
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Épineuse question ?
Mais , effectivement , là, comme ailleurs si c’était l’inversement pyramidale qui opère…. ou ,ce n’est plus la base qui commande !
Mais une centralisation du pouvoir que me semble t-il: les gilets jaunes tentent de remettre en cause ,ce qui serait judicieux tellement le pouvoir Parisien est déconnecté de la réalité ! Tous les prétextes étant bon ,pour assouvir ses besoins sans limites . La transition écologique ,cette fois, étant l’excuse à un nouvelle impôt alors même que Carlos Gone (16 millions de salaire /an ) et ENGIE ( 27 milliards d’évasions fiscales au Luxembourg ) avec un actionnaire qui est l’état que manifestement ca ne gêne pas !