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Stocker le lait pour éviter que les prix s’effondrent en Europe, une bonne idée ? En apparence et de manière immédiate pour nos éleveurs, oui. Mais attention, deux ONG préviennent que ce procédé n’est pas sans conséquence au niveau des équilibres internationaux, et s’intéressent particulièrement au sort des éleveurs de l’Afrique de l’Ouest. WikiAgri publie ici la tribune de Hélène Botreau (Oxfam France) et Pascal Erard (CFSI, Comité français pour la solidarité internationale).
La filière lait est en grave difficulté suite aux mesures prises pour endiguer la crise sanitaire. La consommation intérieure dans de nombreux pays européens est en berne du fait notamment de la réduction des débouchés (fermeture de la restauration collective et de nombreux marchés…).
Cette crise frappe d’abord les producteurs européens : la surproduction provoque une chute des prix, la tonne de poudre de lait écrémé passant de 2 600 € il y a 6 mois à 2 000 € début avril. Au lieu de mettre en place un plan européen de réduction des volumes, la Commission européenne a décidé de privilégier le stockage. Or, qui dit « stockage » aujourd’hui dira « déstockage » demain. Comme par le passé, ce dernier tirera vers le bas les prix payés aux producteurs européens pendant de longs mois.
Le 7 mai dernier, en France et dans d’autres pays d’Europe, des éleveurs ont épandu de la poudre de lait dans leurs champs en signe de protestation contre ces mesures.
Cet acte désespéré n’est que le symptôme de défaillances structurelles anciennes de notre système agricole et alimentaire hyper-mondialisé et industrialisé. La course au profit qui le caractérise a des répercussions directes sur les agriculteurs, ici et ailleurs.
En effet, de cette politique européenne découlent des impacts directs pour les éleveurs ouest-africains notamment : ces stocks de poudre de lait seront exportés massivement en Afrique de l’Ouest, à un prix défiant toute concurrence, ruinant les éleveurs locaux, déjà mis à mal par la crise sanitaire qui les touche aussi de plein fouet. Le cas du lait illustre un problème plus général.
En Afrique de l’Ouest, une paysannerie dynamique et inventive procure 75 % de l’alimentation des citadins dont le nombre ne cesse de croître, tout en fournissant l’essentiel de la nourriture des ruraux. Certes, l’Afrique de l’Ouest dépend des importations pour certains produits (riz, sucre, lait…). Mais derrière cette réalité, ce sont surtout des filières locales qui sont étouffées par les exportations étrangères de produits à bas coût (ce que l’on appelle communément le « dumping ») et il ne leur est même pas donné la chance de se développer, de prospérer et de subvenir aux besoins de leur population.
Le phénomène n’est pas nouveau. Déjà en 2004, le Comité Français pour la Solidarité Internationale et Oxfam (alors dénommé Agir Ici), aux côtés d’autres organisations, dénonçaient le dumping de poulet congelé européen sur les marchés africains, dans une campagne au nom évocateur, « l’Europe plume l’Afrique« .
Aujourd’hui, il s’agit de lait. En réalité non, il ne s’agit pas de lait, c’est bien ça le problème. Il s’agit de poudre de lait, mélangée avec de la matière grasse végétale. La poudre est dégraissée (la matière grasse, à forte valeur ajoutée, est utilisée pour le beurre et la crème pour être vendue au prix fort), puis ré-engraissée, souvent avec de l’huile de palme, 12 fois moins chère que la matière grasse laitière. Ce « faux lait » vendu environ 30 à 40 % moins cher que le lait local, constitue une concurrence déloyale pour la filière lait local en Afrique de l’Ouest et plombe les débouchés pour des centaines de milliers de petits éleveurs.
En 2015, la fin des quotas laitiers européens, qui permettaient de réguler la production et de limiter les excédents, a largement contribué à cette situation. Les multinationales laitières européennes, qui convoitaient des marchés mondiaux supposés prometteurs, voulaient cette fin des quotas pour disposer de plus de lait à exporter. Bilan : plus de poudre de lait écrèmé à exporter auquel on ajoute de l’huile de palme pas chère. Les exportations européennes de ce mélange détonnant vers l’Afrique de l’Ouest ont pratiquement quadruplé en 10 ans.
Les industriels implantés en Afrique de l’Ouest sont souvent des multinationales laitières européennes présentes sous forme d’acquisition d’entreprises locales, de joint-ventures et de ventes de licences. Elles ne jouent pas le jeu. Pire, elles contribuent très fortement à cet écrasement de la filière locale : sur les 10 multinationales européennes implantées, seulement la moitié collecte du lait local, mais en quantité très faible. Pour fabriquer leurs produits transformés, elles importent ces fameux mélanges MGV (matière grasse végétale), qui bénéficient d’un droit de douane très faible (5 %).
Certes, la filière lait locale en Afrique de l’Ouest fait face à des contraintes importantes (alimentation du bétail et circuits de collecte insuffisants…) et les soutiens publics sont faibles. Néanmoins, le projet d’offensive lait de la CEDEAO (communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) montre un début de prise de conscience et commence à impulser une dynamique locale.
Malgré ces évolutions, les perspectives commerciales de l’UE n’éclaircissent guère l’horizon pour la filière lait locale d’Afrique de l’Ouest : la consommation intérieure stagne en l’Union Européenne, mais pour autant elle prévoit une augmentation de sa production laitière de 0,8 % par an jusqu’en 2030, production qui sera écoulée sur des marchés étrangers, notamment d’Afrique de l’Ouest.
Les acteurs ouest-africains, avec qui nos organisations travaillent étroitement dans le cadre de la campagne « Mon lait est local » et son pendant européen « N’exportons pas nos problèmes » ne demandent pas l’arrêt total des exportations. Ils demandent que les politiques publiques et les industriels donnent l’opportunité à la filière lait locale ouest-africaine de se développer et que les politiques commerciales soient cohérentes avec les politiques de développement soutenant ces filières.
Depuis la crise du Covid-19, les Etats Européens n’ont de cesse de se préoccuper de leur souveraineté alimentaire. Qu’ils protègent d’abord leurs propres agriculteurs et leur garantissent un revenu rémunérateur, sans compromettre la souveraineté alimentaire d’autres pays et mettre des agriculteurs en péril en Afrique de l’Ouest.
Hélène Botreau
chargée de plaidoyer Sécurité Alimentaire et Agriculture, Oxfam France
&
Pascal Erard
responsable du plaidoyer, Comité Français pour la Solidarité Internationale
En savoir plus : https://www.oxfamfrance.org (site internet de Oxfam France) ; @oxfamfrance (compte Twitter) ; @OxfamFrance (page Facebook) ; https://www.cfsi.asso.fr (site internet du Comité français pour la solidarité internationale, CFSI) ; @CFSIasso (compte Twitter) ; @cfsi.asso (page Facebook).
La photo ci-dessous, prise au Mali, a été fournie par Oxfam. Crédit : Oxfam/Sylvain Cherkaoui.