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Crevettes, le scandale du recours aux esclaves

Selon les révélations faites au cours du mois de juin par le quotidien britannique The Guardian, l’industrie du poisson et notamment de la crevette en Thaïlande tendrait à recourir à une importante main-d’œuvre d’esclaves. Or, ces produits se retrouvent sur les étals de nos supermarchés, notamment de Carrefour.

Jusqu’où est-on prêt à aller pour avoir des produits, en l’occurrence des crevettes, le moins cher possible dans nos supermarchés ? Très loin semble-t-il, du moins si l’on en croît les révélations faites par le quotidien britannique The Guardian au mois de juin suite à une enquête menée pendant six mois.

Deux autres exemples récents ont montré, en effet, que la course vers le toujours moins cher auxquels participent les consommateurs que nous sommes tous et la grande distribution dans les pays développés peut avoir des conséquences particulièrement dommageables pour les populations de certains pays pauvres.

Mourir pour fabriquer du low cost ?

Le premier exemple, assez célèbre, est l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh. En avril 2013, un immeuble de neuf étages s’effondre dans la banlieue de Dacca. Il abritait des ateliers de confection qui travaillaient pour des groupes occidentaux comme Benetton, Mango ou encore Tex, la sous-marque de Carrefour. Plus de 1 000 d’ouvriers perdent la vie. Ils s’étaient pourtant plaints de la présence d’importantes fissures dans l’immeuble la veille de la catastrophe sans aucune réaction de la part de la direction.

Le second exemple marquant dans la période récente est celui de messages de détresse et d’appels au secours envoyés par des ouvriers qui travaillent dans des conditions particulièrement difficiles dans des camps de travail forcé en Chine, les fameux camps de rééducation par le travail (Laogai), alors même que l’importation de produits fabriqués dans ces camps est proscrite par de nombreux pays, en particulier les Etats-Unis.

En 2014, une jeune femme galloise de 25 ans, Rebecca Gallagher, découvre, en effet, sur l’étiquette d’une robe qu’elle venait d’acheter dans un magasin discount de la marque Primark l’inscription suivante : « forcé à travailler pendant d’épuisantes heures ». Primark faisait d’ailleurs partie des entreprises dont les fournisseurs travaillaient au Rana Plaza. Ce n’est malheureusement pas la première fois que ce type de message clandestin parvient jusqu’à un consommateur occidental. Une femme britannique, Karen Wisinka, a récemment découvert, de son côté, dans la poche d’un pantalon également acheté chez Primark une pièce d’identité d’un détenu chinois et une lettre expliquant que les prisonniers sont « traités comme des chiens ». Un peu plus tôt dans l’année une New-Yorkaise, Stephanie Wilson, découvre dans son sac de courses une lettre rédigée par un prisonnier de Chine, ainsi que sa photo. Il y dénonce les conditions de travail pour la confection de ces sacs en écrivant : « A l’aide ! A l’aide ! A l’aide ! ». Il s’agit en fait d’un ancien prisonnier d’origine camerounaise qui a dû purger une peine de trois ans d’emprisonnement en Chine. Enfin, en décembre 2012, une mère de famille américaine de l’Oregon, Julie Keith, avait découvert avec stupeur la lettre d’un ouvrier chinois dans un paquet de décorations d’Halloween qui contenait notamment de fausses pierres tombales. Celui-ci y dénonce les conditions de travail épouvantables dans un camp de travail forcé en Chine : 15 heures de travail par jour, sans week-end ou vacances, employés victimes de violence physique, salaires extrêmement faibles.

Même s’il est difficile de vérifier l’authenticité de ce type de message, les conditions de travail décrites correspondent néanmoins à ce que l’on connaît de la situation dans les camps de rééducation en Chine.

Esclaves sur des navires « fantômes »

Cependant, le scandale dénoncé par The Guardian se révèle encore plus grave. De quoi s’agit-il ? Des navires de pêche « fantômes » thaïlandais recourent à une main-d’œuvre d’esclaves non rémunérés, brutalisés et même tués pour certains pour la production de fruits de mer, en particulier de crevettes. Or, ces crevettes finissent sur les étals de supermarchés aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou ailleurs en Europe des groupes Wal-Mart, Carrefour, Costco, Tesco ou encore Aldi.

Ce scandale implique plus particulièrement le plus grand producteur mondial de crevettes (crevettes fraîches, congelées ou cuites à destination de la grande distribution, de l’industrie agroalimentaire ou des fermes d’élevage), l’entreprise Charoen Pokphand Foods (CP Foods), qui est basée en Thaïlande et qui achète pour ses propres fermes d’élevage de la farine de poisson ou de « poissons déchets » non comestibles pour les humains à des fournisseurs qui ont des navires avec des esclaves ou qui se fournissent eux-mêmes auprès de tels navires. D’après The Guardian, l’entreprise thaïlandaise a d’ailleurs admis qu’une main-d’œuvre esclave participait à cette chaîne de production. La Thaïlande est plus largement l’un des principaux exportateurs de crevettes au monde, les navires thaïlandais pêchant environ 500 000 tonnes de crevettes par an. Elle est également l’un des pays qui dispose du plus grand nombre de navire de pêches (50 000), même si ce chiffre ne prend pas en compte les navires « fantômes » qui ne sont pas enregistrés en tant que tels.

Insoutenable

Des hommes auraient, en effet, été vendus et détenus contre leur volonté sur des navires de pêche en Thaïlande. Leurs conditions de travail et de vie seraient terribles, jusqu’à 20 heures de travail par jour en étant très peu nourris, mais en prenant des méthamphétamines pour pouvoir tenir, à savoir des drogues de synthèse qui visent à lutter contre la fatigue. Ils feraient l’objet de brutalités, de tortures et même de meurtres. Ceux qui sont trop malades pour travailler sont tout simplement jetés par-dessus bord. Un témoin raconte à ce propos que l’un d’entre eux a été écartelé en étant attaché à la proue de quatre navires. Ces esclaves sont notamment des travailleurs migrants en provenance de Birmanie et du Cambodge. Ils disent être passés par des intermédiaires qui leur ont permis de traverser clandestinement la frontière puis qui étaient censés ensuite leur trouver du travail en Thaïlande. En réalité, ils s’aperçoivent vite qu’ils ont été vendus à des capitaines de navires, quelquefois pour une somme dérisoire, à peine supérieure à 300 euros. Selon un témoignage paru dans The Guardian, les capitaines de navires passeraient même des « commandes » auprès d’intermédiaires en fonction des effectifs dont ils ont besoin. Les navires remplis d’esclaves naviguent dans les eaux internationales au large de la Thaïlande pour y pêcher des poissons non comestibles qui serviront à nourrir les crevettes des fermes d’élevage de CP Foods. Ce système serait toléré de fait par les autorités, notamment par une police corrompue qui travaillerait main dans la main avec les intermédiaires, tandis que l’industrie du poisson serait, d’après The Guardian, largement contrôlée par la mafia locale.

Des ONG et l’ONU avaient déjà tiré la sonnette d’alarme sur la question de l’esclavage dans l’industrie du poisson thaïlandaise. Les révélations faites par The Guardian donnent cependant des éléments beaucoup plus de précis sur la chaîne de production et le rôle qu’y joue la main-d’œuvre esclave. Ainsi que l’affirme le directeur de l’ONG Anti-Slavery International, on sait donc désormais que « si vous achetez des crevettes de Thaïlande, vous achèterez le produit du travail d’esclaves »…

Bien que l’esclavage soit interdit partout dans le monde, l’Organisation internationale du travail (OIT) estime que 21 millions de personnes dans le monde seraient réduites en esclavage. Il y en aurait 500 000 en Thaïlande, dont 300 000 qui travailleraient dans l’industrie du poisson.

Dictature des consommateurs ?

Quelles conclusions doit-on tirer de ce scandale ? Celui-ci ne doit pas servir à alimenter une vision critique du capitalisme ou de la mondialisation. On ne doit pas assimiler de façon abusive les conditions de travail dans des zones franches ou des ateliers de confection du type Rana Plaza, celles qui peuvent exister dans des camps de travail forcé en Chine et celles d’esclaves sur les navires « fantômes » thaïlandais. Même si certains ne vont pas se gêner pour affirmer qu’il s’agit simplement d’une différence de degré, on peut considérer que l’on a affaire ici à une différence de nature entre un travail certes éprouvant, mais rémunéré, un travail forcé, et enfin un travail d’esclave.

Par ailleurs, on parle volontiers d’une « dictature des actionnaires » à propos du système économique actuel avec des actionnaires qui exigeraient des dividendes toujours plus élevés de la part des entreprises. Mais en l’occurrence, on semble davantage assister à une « dictature des consommateurs » et de la grande distribution qui exigent des prix toujours plus faibles, ce qui peut conduire dans certains cas à ce type de pratiques extrêmes.

Cela milite donc en faveur d’une meilleure traçabilité des produits, même si, de façon concrète, ce n’est pas facile à mettre en place et peut masquer des pratiques de type protectionniste. En effet, le cas de Carrefour est intéressant de ce point de vue puisque le groupe avait réalisé un audit social auprès de CP Foods en 2013 qui n’avait pas permis d’identifier la présence d’esclaves dans la chaîne de production. Suite à la parution des informations par le Guardian, le groupe Carrefour a d’ailleurs décidé de suspendre immédiatement ses achats de crevettes thaïlandaises auprès de CP Foods.

 

En savoir plus : www.southwales-eveningpost.co.uk/Bargain-pound-10-dress-exhausted-labour-tag/story-21241950-detail/story.html  (histoire de R. Gallagher), www.bfmtv.com/international/etats-unis-sos-dun-ouvrier-chinois-un-emballage-413648.html (histoire de J. Keith), http://lci.tf1.fr/monde/europe/cacher-des-sos-dans-les-vetements-la-nouvelle-arme-des-ouvriers-8442828.html (histoire de K. Wisinska), www.lepoint.fr/monde/elle-trouve-un-message-d-appel-a-l-aide-d-un-prisonnier-chinois-dans-son-sac-de-courses-02-05-2014-1818628_24.php (histoire de S. Wilson), www.theguardian.com/global-development/2014/jun/10/supermarket-prawns-thailand-produced-slave-labour?CMP=EMCNEWEML6619I2 (article du Guardian publié le 10 juin), www.theguardian.com/global-development/2014/jun/10/-sp-migrant-workers-new-life-enslaved-thai-fishing (autre article du Guardian publié le 10 juin), www.europe1.fr/Economie/Esclavage-en-Thailande-Carrefour-suspend-ses-relations-avec-CP-Foods-2149045/ (Europe 1 est le premier média à avoir annoncé le 11 juin la suspension des relations de Carrefour avec CP Foods).

 

Notre photo montre de belles crevettes sur un étal… Mais que cachent-elles ?

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