manif 3 septembre

Agriculteurs et société, je t’aime moi non plus

Les mobilisations récentes d’agriculteurs ont été très largement soutenues par les Français alors que ceux-ci se montrent souvent très critiques vis-à-vis du monde agricole. Comment expliquer un tel paradoxe ?

Le 4 août dernier, Le Figaro publiait un article dans lequel il se demandait « Pourquoi les Français aiment tant leurs agriculteurs » suite à la parution d’un sondage montrant leur large soutien au mouvement social agricole. Dans le même temps, ces mêmes agriculteurs font le plus souvent l’objet de vives critiques de la part du reste de la société française. Alors qui faut-il croire ? Il semble y avoir là en apparence une grande ambiguïté dans les rapports que les Français entretiennent avec les agriculteurs.

Il est, en effet, désormais bien admis que les incompréhensions entre le monde agricole et le reste de la société française sont très nombreuses autour de l’idée selon laquelle le « contrat de confiance » qui pouvait exister entre cette société et les agriculteurs a été rompu. Nous y revenons régulièrement dans la rubrique « réflexions » de WikiAgri.

Les agriculteurs se situent dans une logique économique et une logique d’offre. Ils cherchent par conséquent à produire plus et mieux souvent d’ailleurs dans une optique de survie pour leur exploitation, tandis que les consommateurs, eux, sont dans une autre logique. Ils se soucient avant tout de leur santé et de la protection de l’environnement, mais aussi de plus en plus du bien-être animal. Ils attendent donc que les agriculteurs fournissent un certain nombre de biens publics, à savoir des produits qui soient bons pour la santé, une protection de l’environnement, le respect du bien-être des animaux, un développement économique de zones rurales périphériques, etc. Une partie de la société tend ainsi à percevoir négativement le mode de production agricole qualifié de productiviste ou d’intensif ayant notamment recours aux produits phytosanitaires et, plus largement, une agriculture industrielle dont la ferme des 1000 vaches serait la meilleure illustration. Elle critique également le mode de vie des agriculteurs, autour par exemple de la pratique de la chasse, et même leurs attitudes politiques, avec la montée récente du vote en faveur du Front national (ou il y a quelques années avec le vote en faveur d’un mouvement comme Chasse Pêche Nature et Traditions).

Les agriculteurs sont bien entendu conscients de ces critiques et semblent souffrir de cette image négative dans une partie de la société. L’économiste Philippe Chalmin expliquait ainsi dans l’hebdomadaire Le Un du 2 septembre dernier que « le monde agricole se sent incompris par le reste de la population française ».

Des manifestations d’agriculteurs très populaires

Dans le même temps, au-delà des clichés du Sia et de L’Amour est dans le pré, il est aussi indéniable que les manifestations de colère des agriculteurs sont la plupart du temps très largement soutenues par cette même opinion publique. L’Ifop rappelait ainsi durant l’été 2015 les résultats de différentes enquêtes menées suite à des mobilisations d’agriculteurs. Elles donnent des résultats qui vont tous dans le même sens. Une très large majorité des personnes interrogées trouvent ces mobilisations justifiées. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas très nouveau.

Si l’on reprend les résultats des enquêtes qui ont été menées sur les mouvements sociaux depuis 1995 par l’institut CSA, on peut percevoir une même tendance. Entre 1995 et 2000, par exemple, les mouvements sociaux dans le secteur de l’agriculture étaient en moyenne ceux qui suscitaient le plus de sympathie aux yeux de l’opinion après ceux qui s’étaient produits dans les entreprises du secteur concurrentiel. Ainsi, si l’on se réfère aux seuls sondages réalisés par l’Ifop et CSA entre 1995 et 2015, ce qui est bien entendu loin d’être exhaustif, on s’aperçoit que quatre mobilisations d’agriculteurs figurent parmi les dix mouvements sociaux les plus soutenus sur cette période.

Les 10 mouvements sociaux les plus populaires entre 1995 et 2015,
d’après les enquêtes de l’Ifop et de l’institut CSA
Ces données sont issues des enquêtes d’opinion menées par le CSA (taux de sympathie par rapport aux mouvements sociaux) et l’Ifop (taux de personnes jugeant ces mouvements justifiés).

Les mouvements de 2015 a priori ne dérogent pas à cette règle puisqu’une enquête de l’Ifop pour Atlantico divulguée début août indiquait que 86 % des Français interrogés trouvaient le mouvement de protestation des agriculteurs justifié et même 44 % d’entre eux le trouvaient tout à fait justifié. Plus récemment, selon un sondage Tilder-LCI-Opinion Way publié au début du mois de septembre, 84 % des personnes interrogées disaient comprendre le mouvement des agriculteurs et 65 % d’entre elles affirmaient même soutenir les mobilisations du 3 septembre dernier.

Blocages de la circulation, contrôles « musclés » de chauffeurs routiers ou bien de salariés de grandes surfaces, déversement de déchets ou de fumier devant des bâtiments publics, actions commando, séquestration du président du parc de la Vanoise ou dans le passé, incendie du Parlement de Bretagne à Rennes en 1994, suite à des actions violentes perpétrées par des marins-pêcheurs, saccage du bureau du ministre écologiste de l’Environnement Dominique Voynet en 1999 ou encore incendie du centre des impôts de Morlaix en 2014, rien n’y fait, les actions des agriculteurs, du moins celles qui sont liées au syndicat majoritaire, restent populaires et justifiées aux yeux d’une très grande majorité des Français.

Le grand paradoxe des Français face aux agriculteurs

Il y a là à coup sûr un grand paradoxe. Des agriculteurs critiqués, mais qu’au fond, on respecte et on apprécie et dont on comprend le désarroi et la colère… On pourrait même parler de syndrome du « Tour de France cycliste ». Les cyclistes sont vilipendés à longueur de colonnes dans la presse à propos des soupçons de dopage ou même de l’éventuel recours à des vélos électriques. Et pourtant, la plus célèbre course cycliste du monde, malgré ces soupçons, est toujours aussi populaire auprès des Français.

Comment peut-on expliquer ce paradoxe ? Trois types d’explications peuvent être avancés. En premier lieu, il faut bien se rendre compte que, de façon générale, les mouvements sociaux sont populaires en France. Selon l’institut CSA, le taux moyen de sympathie envers les mouvements sociaux s’établissait ainsi à 64 % entre 1995 à 2010. Cela signifie qu’en moyenne sur cette période-là, quelque deux-tiers des Français soutenait les mouvements sociaux. Néanmoins, ces mouvements ne sont pas tous populaires – quelques mouvements sont même majoritairement impopulaires, c’est notamment le cas des grèves de pilotes d’Air-France par exemple – et certains le sont davantage que les autres. C’est tout particulièrement le cas des mouvements d’agriculteurs.

Le deuxième type d’explications tient aux spécificités mêmes du monde agricole aux yeux de l’opinion. Les Français ont tout d’abord l’image d’une profession très difficile à exercer et qui traverse, qui plus est, une grave crise depuis quelques années. Les agriculteurs sont, en effet, généralement perçus comme une profession méritante, comme les « forçats des champs », comme l’on parle des « forçats de la route » à propos des cyclistes. Ils sont vus comme des personnes qui travaillent dur et qui incarnent à coup sûr les célèbres slogans de 2007 de Nicolas Sarkozy de la « France qui se lève tôt » et de « travailler plus pour gagner plus ». D’après le sondeur Jérôme Fourquet de l’Ifop, dans les années 1960, on pouvait observer un même type de soutien aux mouvements sociaux d’autres professions pour lesquelles l’effort physique était important comme les mineurs ou les marins-pêcheurs.

Les Français ne considèrent pas, par ailleurs, que les agriculteurs sont une profession protégée, à la différence notable des fonctionnaires, des enseignants de l’Education nationale ou des cheminots qui bénéficient d’une sécurité de l’emploi et d’un revenu garanti. Les dernières grèves de cheminots ou les mouvements de 2007 opposés à la réforme des régimes spéciaux ont d’ailleurs été plutôt impopulaires dans l’opinion.

Ils ne considèrent pas non plus que les agriculteurs sont une profession protégée par une « barrière à l’entrée », comme peuvent l’être les chauffeurs taxis dans leur lutte contre Uber Pop par exemple. Le contraste est aussi saisissant entre la perception récente des actions des agriculteurs et celles des chauffeurs taxi. Un sondage Odoxa pour Le Parisien publié fin juin 2015 montrait que 58 % des personnes interrogées avaient une mauvaise image des taxis suite aux actions menées par ces derniers en juin dernier même si leurs actions étaient jugées justifiées par une majorité. Si les actions des agriculteurs sont perçues comme légitimes, celles des taxis sont sans doute vues comme un combat d’arrière-garde par une profession qui cherche avant tout à conserver ses « privilèges » au détriment des consommateurs. Même si 75 % des Français considèrent les chauffeurs taxi comme travailleurs et si 78 % estiment qu’ils font bien leur travail (ce sont de bons conducteurs et leurs voitures sont jugées propres et confortables), ceux-ci sont, en revanche, jugés chers par 88 % d’entre eux, corporatistes (72 %), réactionnaires (58 %), et qui plus est pas aimables (57 %), pas honnêtes (64 %) et insuffisamment disponibles (60 %).

Or, les actions des agriculteurs, elles, ne sont pas perçues comme « égoïstes » ou corporatives. Ils ne sont pas considérés comme des personnes souhaitant préserver leurs privilèges ou leurs acquis sociaux et leurs revendications ne semblent pas s’effectuer au détriment du reste de la société. Au contraire, ils sont aussi vus comme ceux qui nourrissent le pays et comme les gardiens de ses paysages.

Enfin, il ne faut sans doute pas sous-estimer l’importance symbolique du monde agricole dans la société française et de ce qu’il représente dans la période troublée que traverse le pays. Alors que la France semble avoir perdu totalement ses repères et ne plus être en mesure de se projeter positivement dans l’avenir, ce monde apparaît à tort ou à raison comme une sorte de gardien de la mémoire du pays dont les racines sont avant tout rurales et paysannes et d’une partie de son identité autour de la nostalgie d’une France d’autrefois avec son « village au clocher, aux maisons sages », pour reprendre les paroles de Douce France de Charles Trenet.

Il peut y avoir également un troisième type d’explication de la popularité des mouvements agricoles qui renverrait au fameux « principe de proximité » que l’on retrouve dans les médias. D’après ce principe, on est censé d’autant plus s’intéresser à un sujet d’actualité que l’on peut se dire : cela aurait pu m’arriver ou cela aurait pu arriver à quelqu’un que je connais ou encore cela aurait pu arriver à quelqu’un comme moi (un Français, un Européen, un Occidental, etc.). C’est ce qui semble se produire aux yeux d’une partie des Français à propos des mouvements agricoles. Ces Français soutiennent les agriculteurs car ils se disent : (1) ce qu’ils vivent, cela pourrait m’arriver et (2) ils ont raison de protester car si je pouvais le faire, je le ferais moi aussi.

Les Français sont, en effet, souvent obsédés à titre individuel par le déclassement social, la crainte de tomber dans la pauvreté et, collectivement, par le déclin du pays et le risque de connaître le même sort qu’un pays comme la Grèce. Or, il est certain qu’en soutenant très largement le mouvement social des agriculteurs, une grande partie des Français tend à exprimer et à projeter sur eux leurs propres angoisses relatives à leur situation personnelle et à l’avenir du pays. La situation individuelle d’agriculteurs et celle de secteurs entiers, comme l’élevage porcin ou le secteur laitier, peuvent être ainsi vues comme un avant-goût de ce qui peut nous arriver. D’où le « on est avec vous » exprimé par une très large partie de la population française.

Protestation par procuration

Mais les actions des agriculteurs peuvent être aussi interprétées comme une forme de « protestation par procuration ». Le sondeur Stéphane Rozès avait créé l’expression de « grève par procuration » dans les années 1990 pour exprimer le fait que les grèves de certaines catégories socioprofessionnelles, notamment de la fonction publique, pouvaient être interprétées comme des grèves effectuées au nom d’autres catégories qui n’étaient pas en mesure de le faire. On peut donc émettre l’hypothèse selon laquelle le soutien actuel aux mobilisations d’éleveurs et de producteurs de lait est en partie du à une forme de « protestation par procuration ». Les agriculteurs protesteraient ainsi en lieu et place d’autres catégories qui ne seraient pas en mesure de le faire. Ces protestations viseraient notamment l’Union européenne, à travers la critique de la PAC et de son évolution, mais aussi de la bureaucratisation de l’Union, la mondialisation et la libéralisation des marchés, qui concerne désormais au premier chef l’agriculture, les « gros » et les intermédiaires qui sont censés s’enrichir sur le dos des agriculteurs, le gouvernement et les politiques qui ne semblent pas prendre la pleine mesure de la gravité de la crise et être à même de la résoudre, l’Etat et sa bureaucratie, etc. etc.

C’est donc sans doute pour toutes ces raisons que Manuel Valls, le 3 septembre, suite à la grande manifestation à Paris, a déclaré que « La France ne lâchera pas ses agriculteurs »…

En savoir plus : www.lefigaro.fr/actualite-france/2015/08/04/01016-20150804ARTFIG00003-pourquoi-les-francais-aiment-tant-leurs-agriculteurs.php (article du Figaro du 4 août 2015 et source de la référence à Jérôme Fourquet de l’Ifop) ; http://le1hebdo.fr/numero/72/le-monde-agricole-se-sent-incompris-par-les-franais-1161.html (entretien accordé au Un par Philippe Chalmin) ; www.ifop.com/media/poll/3101-1-study_file.pdf (enquête Ifop pour Atlantico d’août 2015 sur les Français et le mouvement de mobilisation des éleveurs et producteurs de lait) ; www.csa.eu/multimedia/data/sondages/data2005/conflits_sociaux.pdf et www.csa.eu/multimedia/data/sondages/data2010/soc20100930-l-attitude-des-francais-a-l-egard-du-mouvement-social-du-2-octobre-2010.pdf (documents de l’institut CSA contenant les résultats d’enquêtes d’opinion de 1995 à 2010) ; www.opinion-way.com/pdf/opinionway_pour_tilder-lci_-_la_question_de_l_eco_-_3_septembre.pdf (sondage Tilder-LCI-Opinion Way de septembre 2015) ; www.leparisien.fr/economie/sondage-seulement-58-des-francais-ont-une-bonne-opinion-des-taxis-27-06-2015-4899459.php (référence au sondage Odoxa pour Le Parisien publié fin juin 2015).
 

Photo ci-dessous : lors de la manifestation du 3 septembre, le public parisien a applaudi l’arrivée des tracteurs place de la Nation.

1 Commentaire(s)

  1. Monsieur, je ne peux que constater que ce dit les sondages sont totalement sujet à caution. Je suis en contact direct avec le consommateur, je peux vous assurer que 85 % des consommateurs recherches les prix en alimentaire et non rien à faire que le produit soit issus des exploitations agricoles française ou pas. Concernant les charges tout le monde en a même les salariés ainsi que des impôts.
    Je constate également que nombreux produits agroalimentaires produits en France avec de viandes ou de légumes étrangers sont moins chère donc ce n’est pas la main d’oeuvre qui coûte chère. La baisse de la TVA et des matières créera de l’emploi et de la richesse pour notre pays. La baisse du pétrole a relancer l’emploi dans l’automobile et de la richesse. Cette baisse profite aussi aux agriculteurs. Il peut exister une agriculture sans agriculteur, sans aide public. Pour moi et de nombreux français je considère et ils considèrent les agriculteurs comme des éternels assistés de la société française. bonne journée

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