La multiplication récente des mouvements protestataires en Turquie, au Brésil ou en Egypte amène à se demander si nous n’assisterions pas à un phénomène de contagion planétaire comme il a pu s’en produire par le passé.
On pourrait penser a priori que l’on assiste à un phénomène protestataire mondial lorsque l’on voit se multiplier les formes de protestations en Egypte, en Turquie, au Brésil, en Bulgarie, ou les mobilisations en Grèce, en Espagne, au Portugal, un an après le « printemps érable » au Québec et deux ans après le printemps arabe et l’apparition du mouvement des « Indignés » en Espagne, qui s’est très vite répandu dans de très nombreux pays, y compris aux Etats-Unis avec le mouvement « Occupy Wall Street ». S’agit-il d’un phénomène mondial de contagion des mouvements de contestation qui serait parti de Tunisie début 2011, un peu à la manière de ce qui a pu se passer en 1989 dans les pays de l’Est, en 1968 à l’Ouest comme à l’Est, ou encore en 1848 avec ce qui avait été appelé le « printemps des peuples » ?
Le journaliste va y voir, en effet, une tendance qui se dessine à l’échelle mondiale en accumulant les exemples pris dans l’actualité récente. L’expert, de son côté, va se montrer très prudent en expliquant que chaque cas est différent et qu’il faut se méfier des généralisations hâtives. En réalité, les deux ont sans doute raison. Chaque cas est effectivement différent. Les déclencheurs et les revendications des manifestants ne sont pas les mêmes au Brésil, en Grèce, en Turquie ou au Québec, tout comme les sociétés dans lesquelles ces phénomènes se produisent, qui sont de niveau de développement différent et qui peuvent être des démocraties ou des régimes dictatoriaux plus ou moins répressifs. Et pourtant, on peut retrouver dans ces mouvements de nombreux points communs.
Le premier point commun est que des revendications au départ diverses et même anodines (augmentation des droits d’inscription universitaire au Québec, mouvement de protestation contre la vie chère, autour du prix de l’électricité en Bulgarie ou des transports en commun au Brésil, rejet d’un projet immobilier commercial sur la place Taksim à Istanbul) se transforment vite en revendications de nature politique. Ces mouvements tendent ainsi tous plus ou moins à aspirer à un renversement des régimes politiques en place ou à une révision des politiques suivies et donc à une société qui soit, de leur point de vue, plus juste, plus égalitaire, plus inclusive et plus démocratique.
Le second est que les modes d’expression de ces mouvements protestataires tendent souvent à se ressembler. Ce sont des mouvements spontanés, généralement peu organisés, éloignés des partis politiques traditionnels et sans porte-parole ou idéologie, qui se mobilisent via les réseaux sociaux et dont le mode d’action consiste notamment à occuper la plupart du temps de façon pacifique des places publiques, comme la désormais célèbre place Tahrir au Caire, ou des lieux symboliques.
Le troisième est que ces contestations sont l’expression de l’insatisfaction d’une partie de la population, en particulier de la jeunesse, qui ne se reconnaît plus dans l’évolution de la société dans laquelle elle vit, de l’économie ou du monde car celle-ci remet en cause sa situation matérielle (chômage, pauvreté, précarité, faible intégration sociale, déclassement social) et ses valeurs (besoin de dignité, rejet de la cupidité, de la corruption, des privilèges, des passe-droits, des inégalités et de la violence). Or, cette insatisfaction semble d’autant plus grande que les sociétés ont perdu leurs repères parce qu’elles traversent une crise profonde (Europe du Sud) ou sont en développement économique rapide (Brésil, Turquie), ou encore parce qu’elles sont totalement « bloquées » (sociétés arabes avant le printemps arabe) ou en proie à des inégalités croissantes.
Le quatrième élément commun qui en découle est la déconnexion de plus en plus notable, et même dans certains cas une coupure, entre les élites dirigeantes et une grande partie des populations. Il est évident que l’on assiste à la montée du pouvoir des individus dans de nombreux pays. Ceux-ci sont de mieux en mieux éduqués et informés. Ils s’appuient sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication et ont des aspirations à plus de justice, de transparence et de démocratie. Or, les élites politiques n’ont sans doute pas suffisamment pris conscience de cette évolution et leurs réponses semblent être souvent inadéquates, voire dépassées, soit parce qu’elles la nient tout simplement en réprimant les manifestations, soit parce qu’elles prônent des valeurs politiques en décalage notable avec la société (cas semble-t-il de l’islamisme politique conservateur en Turquie ou dans les pays arabes), soit parce qu’elles se montrent totalement impuissantes face aux forces économiques ou aux influences extérieures (notamment de la « troïka » en Europe : Commission européenne, Banque centrale européenne et FMI), comme c’est le cas dans une partie de l’Europe en crise.
Ces formes de protestation sont donc avant tout le révélateur d’une crise profonde de la démocratie représentative dans certains pays ou de la difficulté d’opérer une transition démocratique dans d’autres. Il n’est cependant pas certain que ces mouvements conduisent à une multiplication des « révolutions » politiques, d’autant que le résultat de ces protestations ne correspond pas toujours loin de là à ce que souhaitaient initialement les manifestants. On le voit bien avec l’impact politique très ambigu du « printemps arabe », qui s’est traduit par la déstabilisation sans doute durable de nombreux Etats, l’arrivée au pouvoir de mouvements islamistes en Tunisie et en Egypte (jusqu’au « coup d’Etat » militaire du mois de juillet 2013) ou le déclenchement de guerres civiles particulièrement violentes en Libye ou en Syrie. En définitive, l’idée selon laquelle l’action de ces mouvements protestataires contribuerait à favoriser la démocratisation de nombreux pays ou à renforcer la démocratie là où elle existe déjà est loin d’être avérée.