L’année 2015 a montré que les spécialistes des relations internationales et de la sécurité commençaient à s’intéresser de près aux questions agricoles et donc que l’agriculture était en train devenir un véritable enjeu géopolitique du XXIe siècle.
La dimension géopolitique de l’agriculture semble susciter un intérêt croissant en France. Le déclic s’est produit en 2008 lors de la flambée des prix alimentaires dans le monde qui a favorisé des « émeutes de la faim » dans un certain nombre de pays. L’agriculture a alors été à nouveau considérée comme un enjeu stratégique.
En France, l’année 2015 a été caractérisée par la parution d’un ouvrage sur cette même thématique, l’organisation d’un colloque et de conférences ou encore l’élaboration de dossiers de revues dans un contexte international particulièrement chargé : exposition universelle de Milan consacrée au thème « Nourrir la planète. Une énergie pour la vie », adoption des Objectifs de développement durable (ODD) parmi lesquels figure notamment l’engagement d’éradiquer la faim dans le monde à l’horizon 2030, G20 présidé par la Turquie (qui a accordé une grande place à la lutte contre le gaspillage alimentaire), COP21 où les questions agricoles ont aussi joué un rôle important puisque l’Accord de Paris adopté en décembre dernier reconnaît « la priorité fondamentale consistant à protéger la sécurité alimentaire et à venir à bout de la faim » et « la vulnérabilité particulière des systèmes de production alimentaire aux effets néfastes des changements climatiques ».
Doit-on y voir une tendance ou bien une simple coïncidence ? En tout cas, en 2015, de nombreux spécialistes des relations internationales et de la sécurité en France se sont intéressés aux enjeux agricoles.
Ainsi, l’un des principaux think tanks français spécialisé dans le domaine des relations internationales, l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), a fait paraître un ouvrage intitulé Géopolitique du blé. Un produit vital pour la sécurité mondiale (Armand Colin – Iris Editions) rédigé par Sébastien Abis, qui est entre autre chercheur associé à l’Iris, et a organisé le 18 juin en coopération avec l’Association générale des producteurs de blé (AGPB) un colloque sur « Le blé. Enjeux géopolitiques et diplomatie économique », notamment en présence du secrétaire d’Etat en charge du commerce extérieur, Mathias Fekl. La parution de l’ouvrage de Sébastien Abis, auquel on a déjà fait référence sur Wikiagri.fr, a par ailleurs été l’occasion de revenir sur cette thématique dans différentes conférences ou dans les médias.
La revue Hérodote est une autre institution importante en France en matière de géopolitique. Elle est publiée par l’Institut français de géopolitique (IFG) et elle a été créée, et est toujours codirigée, par Yves Lacoste, le plus célèbre spécialiste de géopolitique en France. Or, Hérodote a publié au premier trimestre 2015 un numéro sur le thème « Géopolitique de l’agriculture ». Celui-ci comprend dix articles, qui portent notamment sur des régions (Afrique subsaharienne, Proche-Orient) ou des pays spécifiques (Brésil, Chine, Ethiopie, Inde). Cette même revue avait déjà publié en 2008 un numéro consacré à la crise alimentaire mondiale.
Enfin, toujours en 2015, une dernière institution s’est intéressée au lien qui pouvait exister entre agriculture et géopolitique. Il s’agit de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), qui publie une lettre d’information trimestrielle, la Lettre d’information sur les risques et les crises (LIREC), via son département « risques et crises ». Dans son numéro de décembre, celle-ci contient, en effet, un dossier sur « la sécurité alimentaire : enjeu capital du 21e siècle » avec plusieurs articles, dont celui de Sébastien Abis et de Pierre Blanc intitulé « Pourquoi l’agriculture, l’alimentation et les mondes ruraux sont au cœur de la géostratégie ? ». Un an et demi plus tôt, l’INHESJ organisait d’ailleurs un colloque sur les crises alimentaires.
Le premier enseignement que l’on peut tirer de cette année riche en publications et en manifestations est que, comme l’indique la revue Hérodote, « l’agriculture est une question géopolitique » à partir du moment où « cette activité, très liée au territoire, est traversée par des rivalités d’acteurs à différents niveaux (villages, régions, Etats, monde) et n’est pas étrangère aux questions de puissance, de souveraineté et de sécurité ». Yves Lacoste définit d’ailleurs la géopolitique comme « l’étude des rivalités de pouvoir sur des territoires ».
Pour Sébastien Abis, interrogé sur le site de l’Iris, « l’agriculture est depuis toujours géopolitique. Elle façonne les espaces et les territoires. Sa fonction première – nourrir les hommes – détermine fortement la stabilité et le développement d’une société ou d’une nation. C’était vrai hier, cela le reste aujourd’hui et pourrait même s’accentuer encore à l’avenir vu les tensions alimentaires mondiales qui s’accroissent. […] Il s’agit peut-être du plus ancien et complexe des enjeux géopolitiques et qui ne saurait échapper aux écrans radars médiatiques et à l’analyse stratégique. D’ailleurs dans de nombreux pays de la planète, ce pilier fondamental n’est jamais oublié. L’insécurité alimentaire reste par ailleurs l’une des premières conséquences des conflits et des violences territoriales. »
Le même Sébastien Abis et Pierre Blanc, dans leur article publié dans la Lettre d’information sur les risques et les crises (LIREC), indiquent également que « l’agriculture et l’alimentation ont toujours représenté des variables clefs dans les jeux de pouvoir, les rivalités et les stratégies des acteurs, étatiques ou autres ». Ils estiment même que cette dimension devrait se renforcer tout au long de ce siècle : « il est hautement probable que le degré de conflictualité entre les Etats autour des enjeux agricoles augmente dans ce siècle où batailles géoéconomiques et différends géostratégiques resteront vifs. Et là où les armes résonneront, c’est bien la pauvreté et l’insécurité alimentaire qui progresseront mécaniquement ». Ceci paraît d’autant plus préoccupant que, d’après eux, « le XXIe siècle mettra le monde à l’épreuve sur le plan climatique, énergétique, hydrique, foncier… et donc sur le plan alimentaire globalement ».
Il est, en effet, tout à fait évident que la raréfaction prévisible d’un certain nombre de ressources (terres, eau) ou encore les écarts jugés grandissants dans les décennies à venir entre d’un côté les « greniers du monde », à savoir les régions de plus en plus exportatrices de produits agricoles (Amérique du Sud, Océanie, Amérique du Nord), et de l’autre, ce que les spécialistes appellent les « puits de consommation », les régions importatrices (Afrique subsaharienne, Afrique du Nord-Moyen-Orient, Asie) devraient contribuer à renforcer les rivalités internationales et éventuellement conduire à des tensions, à des crises, voire à des conflits.
L’agriculture est et devrait devenir ainsi encore davantage un instrument de pouvoir car, comme l’affirme Sébastien Abis, « posséder de l’eau, de la terre et, par conséquent, des produits alimentaires constitue un privilège croissant, envié par tous ceux qui n’en disposent pas ou ne peuvent y avoir accès ». C’est notamment le cas du blé qui, d’après lui, a « des dimensions géopolitiques comparables au pétrole » : les pays producteurs sont peu nombreux alors que sa consommation, vitale pour de nombreuses populations, tend à se mondialiser.
Enfin, pour Sébastien Abis et Pierre Blanc, « le mal-développement rural [qui] nourrit frustrations, colères et inégalités spatiales, capables de créer de profondes instabilités » est un autre facteur susceptible d’alimenter des tensions et des conflits, comme on a pu le voir récemment dans le monde arabe.
Les enjeux agricoles qui ont une dimension géopolitique apparaissent en conséquence particulièrement nombreux : sécurité alimentaire, rivalités pour le contrôle de la terre, souveraineté alimentaire et question de la dépendance vis-à-vis des importations agricoles, conflits d’usage (terre, eau), « accaparement » des terres et de l’eau dans des pays du Sud, rivalités commerciales, pauvreté des paysans ou paysans sans terre dans les pays en développement susceptible de représenter un enjeu politique et géopolitique, rôle stratégique du blé pour la sécurité alimentaire mondiale, visions divergentes du développement agricole, etc.
Pourtant, ainsi que l’affirme Béatrice Giblin, la co-directrice d’Hérodote, dans son éditorial « l’agriculture est très rarement abordée en tant que question géopolitique ». Sébastien Abis, de son côté, déplore sur le site de l’Iris que les enjeux alimentaires « trop souvent […] sont oubliés ou insuffisamment considérés. C’est sans nul doute une erreur ». Or, ce constat ne semble pas être très nouveau car déjà en 2009, Sébastien Abis, Pierre Blanc et Barah Mikaïl estimaient dans un article paru dans la Revue internationale et stratégique que « d’ordinaire, l’agriculture fait rarement l’objet d’une approche géopolitique ». Ils plaidaient d’ailleurs dans le sous-titre de leur article « pour une lecture géopolitique de l’agriculture » (Revue internationale et stratégique en 2009). Les choses sont-elles en train d’évoluer ? L’année 2015 a montré que c’était peut-être le cas.
En tout cas, s’il y a une région qui illustre bien ce lien entre agriculture et géopolitique, c’est celle du Proche-Orient. C’est ce que démontre bien l’article de Pierre Blanc dans la revue Hérodote consacré à cette région (« Proche-Orient : géopolitique des dynamiques agraires »). Il y montre à quel point l’agriculture peut être au cœur des conflits et des tensions qui traversent la région la plus instable au monde.
Il explique ainsi à propos de la situation du Liban que « l’oubli de l’agriculture et des zones rurales de la Bekaa et du Sud fut un des facteurs du déclenchement de la guerre civile qui dura de 1975 à 1990 », notamment suite à la radicalisation des populations chiites de ces régions. La paupérisation des populations paysannes dans les régions agricoles dans lesquelles les Chiites étaient prédominants explique aussi en partie l’apparition du mouvement du Hezbollah en 1982.
L’enjeu de la maîtrise des eaux du Jourdain pour des raisons de sécurité alimentaire a été également fondamental dans la création d’Israël et dans l’histoire de l’Etat hébreu. Cela s’est traduit par l’occupation du Golan à partir de 1967 et son annexion en 1981. Plus largement, l’occupation de terres agricoles a joué un grand rôle dans l’histoire d’Israël : des kibboutzim avant la création de l’Etat jusqu’à l’occupation par des communautés agricoles juives des territoires palestiniens après 1967. Du côté palestinien, l’agriculture a été considérée comme « un instrument de la résistance » face à l’« emprise foncière des Israéliens ». Des palestiniens écrivaient ainsi en 2012 : « Tout agriculteur plantant et cultivant sur la terre de la Palestine est plus puissant qu’un combattant ». Les questions foncières ont pu aussi jouer un rôle important dans d’autres Etats de la région. En Syrie et en Irak, les gouvernements ont, par exemple, incité des paysans arabes à s’installer dans des régions kurdes en confisquant des terres afin de pouvoir ainsi lutter contre les velléités indépendantistes des Kurdes.
Pierre Blanc note par ailleurs l’importance pour les Etats de la région une fois devenus indépendants de « construire des politiques de sécurisation alimentaire, gages d’indépendance et de stabilité politique » par un accroissement de la productivité agricole pour parvenir à une autosuffisance en particulier en céréales. On peut citer ainsi l’exemple de l’Egypte de Nasser qui a redistribué les terres aux paysans et qui a réaménagé le Nil pour augmenter les surfaces irriguées.
On a également oublié que le parti Baas de Hafez el-Assad et aujourd’hui de Bachar el-Assad était à l’origine un parti agrarien qui défendait le sort des paysans pauvres de Syrie face aux grandes familles de propriétaires fonciers. Il réalisa lui aussi une « révolution rurale et alimentaire » lorsqu’il prit le pouvoir à Damas dans les années 1960. L’objectif de ces Etats était de faire en sorte d’avoir à éviter de recourir à l’arme alimentaire des Etats-Unis. Néanmoins, la plupart d’entre eux ne sont pas parvenus à l’autosuffisance alimentaire.
Enfin, les enjeux agricoles ont joué un rôle non négligeable dans un certain nombre d’événements plus récents. Ainsi, suite au déplafonnement des loyers de la terre en Egypte, un million de fermiers ont été dépossédés de leur terre au tournant des années 1990. Cela a suscité un important mécontentement social et expliquerait en particulier les bons résultats électoraux des Frères musulmans dans les zones rurales lors des législatives et présidentielles de 2011 et 2012. La crise rurale en Syrie des années 2006-2010 a contribué également aux tensions sociales dans le pays. Elle s’explique par la sècheresse, mais aussi par une politique de libéralisation du secteur agricole, par la réduction de la taille moyenne des propriétés agricoles ou encore par la suppression de la subvention au gasoil en 2008. Selon Pierre Blanc, tout cela a abouti au fait que les « anciennes catégories rurales favorisées autrefois par le Baas [ont] été en première ligne dans les révoltes de 2011 ».
En savoir plus : www.armand-colin.com/geopolitique-du-ble-un-produit-vital-pour-la-secutite-mondiale-9782200611736 (informations sur l’ouvrage de Sébastien Abis consacré à la géopolitique du blé) ; www.iris-france.org/61741-geopolitique-du-ble-un-produit-vital-pour-la-securite-mondiale-trois-questions-a-sebastien-abis (interview de Sébastien Abis sur son ouvrage sur le site de l’Iris) ; https://www.youtube.com/watch?v=pg-XIVxKbOo (retransmission intégrale du colloque de l’Iris du mois de juin 2015 sur YouTube) ; https://wikiagri.fr/articles/cereales-une-passion-fran%C3%A7aise/7449 (article de la rubrique « réflexions » de Wikiagri.fr faisant référence à l’ouvrage de Sébastien Abis sur la géopolitique du blé) ; www.herodote.org/spip.php?rubrique70 (informations sur le numéro de la revue Hérodote du 1er trimestre 2015 consacré à la géopolitique de l’agriculture) ; www.herodote.org/spip.php?rubrique43 (informations sur le numéro de Hérodote du 4e trimestre 2008 consacré aux enjeux de la crise alimentaire mondiale) ; www.inhesj.fr/sites/default/files/lirec_49.pdf#page=12 (Lettre d’information sur les risques et les crises de décembre 2015 consacrée à la sécurité alimentaire) ; www.clubdemeter.com/pdf/cahier/13/agriculture_et_geopolitique_au_xxie_siecle_rivalites_strategies_pouvoirs.pdf (article très long de Sébastien Abis et de Pierre Blanc sur le thème « Agriculture et géopolitique au XXIe siècle. Rivalités, stratégies, pouvoirs » publié dans le Cahier n° 13 du Club Déméter en 2011).
Notre illustration ci-dessous est issue du site Fotolia, lien direct : https://fr.fotolia.com/id/67121043.
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Le concept il y a 20 ans était aider les pays tiers à acquérir leur autonomie alimentaire, ou en est on , quel voie avons nous suivi, les conséquence ?