Et si, au lieu de qualifier du terme « agribashing » toutes les critiques sur l’agriculture, il fallait au contraire relativiser le phénomène et tenir compte de ces critiques ? L’opinion de Rémi Mer.
Le monde agricole est à bout, exaspéré. Tout propos mal à-propos devient extrêmement sensible. Il en va ainsi des accusations maladroites et infondées d’une élue parisienne sur la responsabilité des agriculteurs dans les inondations, l’appréciation rapide d’un porte-parole politique sur un « modèle agricole dépassé »… En d’autres temps, ces « infos » auraient tout juste mérité une brève ; aujourd’hui elles suscitent un flot continu, au mieux de réprobations, au pire d’insultes. Entre-temps, on est passé dans le monde des réseaux sociaux et des « fake news »… Toute critique est vécue comme une attaque (une de plus, pour un monde agricole le dos au mur et déboussolé) ; les avis sont perçus instantanément comme un jugement, avant même d’avoir subi les contre-feux d’une argumentation raisonnée et pertinente. Les médias traditionnels – et plus encore les médias sociaux – deviennent cyniques en jouant plus la surenchère que la modération. Le tout dans l’instantanéité et la réaction, à portée de clic et de like…
Dans le même temps, l’agribashing (de « bash » : frapper violemment ; qui évoque également un jeu, ou une forme de lynchage, en l’occurrence médiatique) fédère les animosités, tient lieu de mot d’ordre, il devient même le thème central d’assemblées de jeunes et de moins jeunes, au risque de trouver le responsable (les médias) et d’éviter de se poser les bonnes questions. En se plaçant quelques années en arrière, des critiques sur la responsabilité des agriculteurs dans le phénomène des inondations aurait certes agacé et soulevé ici ou là des indignations justifiées. Et les agriculteurs auraient très justement revendiqué de défendre leur cause, avec à l’appui l’avis circonstancié d’experts de la chose. Il aura fallu cette fois qu’une journaliste d’Europe 1 (Géraldine Woessner, suivie de Virginie Garin sur RTL) se fasse leur porte-parole – et leur avocat – pour que le buzz continue. Le communiqué de presse de la Fnsea est largement diffusé dans la presse et plus encore sur les réseaux sociaux, dénonçant les propos de l’élu de Paris comme une « fake news », terme facilement repris par la suite… Depuis, l’académie de l’agriculture a aussi de son côté fait un point salutaire sur les inondations, revendiquant même au passage de « combattre les fake news depuis 250 ans ». Rien que cela…
Ainsi, la déclaration malheureuse de l’élue parisienne – écologiste et parisienne de surcroît, ce qui n’arrangeait rien à l’affaire – aurait du être noyée dans le flux de reportages et de commentaires sur la France sous les eaux. En quelques twitts (et re-twitts), la déclaration (appelée d’ailleurs « fake news ») se trouve montée en épingle, reprise à souhait, alimente le sentiment l’indignation, encore une fois justifiée, ce qui peut accentuer le sentiment d’un mauvais traitement des agriculteurs, désignés comme boucs émissaires, ou d’un manque de considération, en l’occurrence ici, plus par les politiques que par les médias. Et quand les deux s’y mettent, on n’est plus très loin du complot…Le terme est d’ailleurs employé à l’occasion ou sous-entendu.
Ne refaisons donc pas l’erreur des dernières décennies à croire (et faire croire) que les agriculteurs sont les mal-aimés de la société. Et même pour les médias qui n’ont pas l’habitude d’être condescendants, l’actualité des états généraux de l’alimentation a donné lieu à de nombreux reportages bienveillants, en parallèle d’émissions télévisées sur la même période comme « Le champ des possibles » ou « Les champs de la colère » sur France 5 ou même Cash investigation sur Lactalis et le marché laitier, sans oublier l’actualité cinématographique particulièrement généreuse ces derniers mois et les annonces qui ont suivi (après Petit Paysan d’Hubert Charruel, on a pu voir sur les écrans « Les Gardiennes » de Xavier Beauvois, « Normandie nue », « Sans adieu », « Seule la terre », et d’autres sont annoncés). Il semble en revanche que les médias nationaux – tout comme la presse magazine hebdomadaire – n’ont pas été à la hauteur des débats soulevés par les états généraux de l’alimentation, ni d’ailleurs des manifestations, notamment celles du Sud-ouest. Certains médias comme France 3 ou France 5 se sont rattrapés en cours de route en traitant le sujet à plusieurs reprises, avec nombre d’interviews et reportages…
Ce serait néanmoins une erreur de faire passer les agriculteurs comme les « victimes du système » (médiatique, économique, et j’en passe). La focalisation sur l’agribashing et les # correspondants (#STOP#agribashing, #lesagriculteursboucsemissaires, #agribashing, #lafakeagricole) renforce ce statut de victime ou de bouc émissaire. Même si ça peut faire du bien en passant à ceux qui s’estiment pris à partie (et parfois très injustement), cela ne présage pas du recul difficile, mais nécessaire. Bien au contraire, cela risque d’accentuer les positions populistes. Pas sûr que l’agriculture et les agriculteurs y gagnent au final.
Le terme d’agribashing lui-même me rend sceptique, car on pourrait lui opposer tout aussi facilement celui de média-bashing. Bashing contre bashing ? Evitons d’entrer dans une polémique de cour de récréation ou d’un ring, car il ne s’agit pas d’un jeu, ni d’un sport… On peut être tout aussi perplexe devant ce qui apparaît de plus en plus comme une guerre de l’opinion, ou mieux de l’image, façonnée sur mesure, pour illustrer les « posts » ou les « twitts ». A force d’accumuler ainsi les critiques et les aigreurs, on risque de fait de faire croire à un complot (des politiques, des médias, et que sais-je encore), comme si l’agriculture et les agriculteurs étaient l’objet d’une campagne de dénigrement orchestrée (par qui ?), victimes d’accusations (dont certaines fausses). Tout le monde s’accorde pourtant à dire – et on ne le redira jamais assez – que les agriculteurs bénéficient d’une bonne image dans l’opinion publique. Cela n’empêche pas nos concitoyens d’avoir des interrogations (et donc des attentes non satisfaites) sur certains points comme l’environnement ou la protection de la santé.
On retrouve ici un des effets pervers pressentis des réseaux sociaux, souvent présentés aujourd’hui comme une alternative au « bashing » en cours, qui mériterait d’être sérieusement relativisé. Le piège de l’entre-soi des réseaux sociaux en général tend à surestimer le fait d’origine et à renforcer les jugements et les émotions liées comme la colère ou l’indignation des populations concernées (ici, les agriculteurs).
Le terme d’agribashing est lui aussi récent (et pas encore recensé par Google trends…). En fait, il semble que ce soit celui de food bashing qui soit apparu le premier, sous l’instigation de l’Ania qui avait recensé de nombreux reportages à charge contre l’industrie agroalimentaire, notamment dans le service public (un responsable national fait état de « 86 émissions à charge contre l’agriculture sur le service public en 2017 ». Cette information mériterait d’être sourcée et référencée, pour savoir le corpus d’analyse, ce qui justifier de classer un reportage à charge, de vérifier la source et le support de diffusion…
En tout état de cause, il semblerait a minima indispensable de différencier ce qui relève d’une critique sur les pratiques des industries agroalimentaires (les processus industriels sont souvent peu transparents et couverts par le secret industriel) et les références explicites à un approvisionnement agricole. A décharge des agriculteurs, nombre de reportages par exemple sur l’industrie de la viande font des images sur l’élevage, faute d’en avoir sur l’abattage ou sur les chaînes de production industrielle, par refus des industries agroalimentaires concernées. Cela pose d’ailleurs des questions de « solidarité » intrinsèque entre les maillons de la filière dans une logique de transparence et de responsabilité. En clair, les agriculteurs ont-ils intérêt à rester solidaires de pratiques peu transparentes, quand ils ont le sentiment d’être hypercontrôlés au stade amont ?
Le phénomène des réseaux sociaux est encore trop récent pour évaluer l’usage et l’impact des réseaux sociaux en agriculture L’un des effets positifs est manifestement la prise de parole des agriculteurs eux-mêmes, et ce, de façon autonome, le plus souvent en dehors des organisations (et donc sans leur aval ou leur médiation). On a vu ainsi apparaître des agriculteurs qui deviennent de fait les porte-parole des agriculteurs de manière continue (#CeuxQuiFontlLeLait ; #agridemain ; #Agribretagne) ou à l’occasion d’un évènement (#Fierdemonmétier, qui a suscité un million de vues pour une journée organisée par les élèves du lycée agricole de La Touche de Ploërmel). Ces agriculteurs ont désormais leur propre réseau (#FrAgTw) et sont régulièrement invités à témoigner de leur démarche de communication et de leur pratique. Il faudra encore attendre un peu pour en évaluer l’efficacité par rapport aux objectifs de départ, pour peu qu’ils soient clairement établis (qui veut-on toucher ? quels messages faire passer ? quels effets attendus ?…).
Faute d’étude ad hoc disponible, on peut déjà faire l’hypothèse que cela répond à de multiples attentes : vouloir s’exprimer, prendre la parole, devenir visible ou audible, donner son avis sur l’actualité, témoigner de ses pratiques, réagir le cas échéant à des critiques, intervenir dans le champ des controverses et des polémiques ou au contraire se prononcer pour une « communication positive » (la communication positive est plus centrée sur le témoignage ou sur les pratiques, que sur la défense ou la justification ). Tout cela sans mandat institutionnel, même si certains « agritwittos » ne cachent pas leur engagement (syndical par exemple). Certains espèrent un effet d’entraînement par le buzz provoqué, les relais attendus (retwitter, ou partager…) et la satisfaction d’être suivi (par les followers), d’être aimé et soutenu (les like), sans oublier les commentaires, plus rares et le plus souvent favorables. On peut dès lors supposer que les initiateurs cherchent autant, sinon plus, la reconnaissance de leurs pairs à défaut d’avoir la preuve de celle de leurs concitoyens.
On sort tout juste des états généraux de l’alimentation. Le moins que l’on puisse dire c’est que les agriculteurs sont réservés, voire résignés. Les plus pressés attendent du concret, à savoir un relèvement des prix et une remise à niveau des revenus… Et comme les prix ne remontent pas aussi vite que prévu, les manifestations reprennent. Certes, on n’est pas dans les instances de décision des manifs en cours. Rien ne dit d’ailleurs que sur la forme comme sur le fond, elles aient tout le temps l’aval des dirigeants. Chacun sait que les débordements donnent lieu à une réprobation de l’opinion, y compris au sein des agriculteurs. Ce serait d’ailleurs dangereux que seule la violence paye… D’autres scénarios existent, plus centrés sur le dialogue, testé en parallèle en invitant les directeurs de magasin dans les fermes. Et que dire quand cela conduit à décharger des détritus, des déchets ou du fumier devant les grands magasins…? On ne peut que regretter cette dérive (et de sa portée symbolique, également perceptible sur les réseaux sociaux), significative d’un conflit qui cherche ses protagonistes… L’appel au calme du président de l’association « Produit en Bretagne » a du mal à de faire entendre ; il est même vite suspecté de connivence avec la grande distribution.
Y aurait-il deux mondes ? Celui du microcosme des médias (où chacun joue des coudes pour se faire sa place) et celui des campagnes à l’écart des tribunes, voire des tribunaux médiatiques ? Le premier devient le théâtre de violences verbales, d’effets de tribune et de jeu de mots (de maux ?) pour alimenter le dépotoir des petites phrases, facilement extraites de leur contexte (vive le copier/coller). Dans le même temps, surgissent de partout des injonctions à communiquer « plus et mieux », à prendre le chemin de la réconciliation avec la société, de trouver des moyens de pouvoir – enfin – débattre… Tout en reconnaissant implicitement que la communication (antérieure) ou l’information ne suffiront pas à renouer le dialogue ou à réduire le fossé qui se serait creusé entre les agriculteurs et la société, non par intention délibérée de part et d’autre, mais à l’issue d’un processus « inconscient » de mise à distance des uns et des autres…
Lors de ces constats, on parle de distance et d’incompréhension, et parfois aussi de réconciliation autour des attentes sociétales. Peut-on encore simplement s’écouter sans se juger ? Est-ce inconvenant de faire appel de part et d’autre à un minimum de retenue et de bienveillance ? Existe-t-il une autre alternative que de se rapprocher des consommateurs si tant est que ceux-ci reconnaissent l’origine des produits achetés comme des citoyens qui sont prêts à soutenir leur agriculture et leurs agriculteurs à qui ils font globalement confiance, même s’ils expriment des réserves ou des critiques, condition de leur soutien total ?
Comment expliquer cette multiplication non seulement des controverses (les points de tension sont nombreux) mais des lieux où les débats sociétaux et les controverses qui leur sont liées sont nommément mis à l’agenda (Agrodispute de l’Ina Paris Grignon, débat de l’Ensat de Toulouse sur « L’ingénieur face aux débats sociétaux », « Controverses de l’agriculture et de l’alimentation » programmé par Réussir Agra-Presse, le débat fin novembre « Agriculture et société » de Sol et civilisation, le colloque à venir du programme Accept… sur l’acceptabilité sociale de l’élevage, la journée sur Elevage et société d’Allice et de France Conseil Elevage…).
A défaut de deux mondes, il y a plus vraisemblablement le choc de deux « temporalités », entre la situation vécue à court terme et la vision d’un avenir à plus long terme, dont chacun peut percevoir les grandes lignes et un contexte qui laisserait le temps de s’adapter. On le voit bien quand il s’agit de définir les modalités d’adaptation au marché des agriculteurs et des filières et la transition des systèmes de production pour répondre aux attentes des citoyens-consommateurs, voire de la société, prise ici dans son hétérogénéité. Les producteurs devraient répondre à la versatilité des consommateurs (y compris les effets de mode) en adaptant aussi rapidement que possible leurs capacités productives, adopter de nouveaux cahiers des charges, sans compter sur une réglementation très instable.
On peut faire l’hypothèse que tant que la crise sera aussi présente dans les esprits (avec ses conséquences dramatiques sur les trésoreries comme sur les revenus), les agriculteurs auront beaucoup de mal – et on les comprend – à entendre et ensuite prendre en compte les attentes exprimées parfois positivement, parfois sous forme d’interrogations et de critiques, plus rarement de contestations plus radicales, comme les manifestations de militants abolitionnistes contre l’élevage. Cela renforce le sentiment de lassitude, de désespoir parfois… Le pire serait de tomber dans la résignation ou l’impuissance devant ce qui ressemblerait à certains comme une impasse. Espérons que le slogan présidentiel « il faut penser printemps » soit suivi a minima d’éclaircies dans la conjoncture et d’ici l’été de retrouvailles avec la moisson, non plus autour de tables de négociation, mais de concertation ou de convivialité. C’est le triste paradoxe de la situation actuelle ; on a le sentiment que le temps joue contre les intérêts des agriculteurs eux-mêmes.
Rémi Mer
ex journaliste et consultant
L’illustration ci-dessous est issue de Fotolia, lien direct : https://fr.fotolia.com/id/121835728.
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M Mer, vous avez raison de nier le moindre complot dans l’agrobashing, mais vous n’avez pas bien identifié les facteurs de celui-ci, facteurs qui ne sont pas limités à l’agriculture.
Selon moi, c’est un mouvement collectif idéologique, qui part de la critique du profit, un vieux schéma qui est encore présent, auquel s’ajoute l’écologie, plus sexy et plus récente. nos médias grand public en sont imprégnés par atavisme. ils idéalisent le bio et diabolisent le productivisme, celui de l’industrie bien sur, de la distribution moderne aussi, mais aussi celui de l’agriculture modernisée, baptisée productiviste. et ils passent sous silence les résultats scientifiques qui montrent que le bio ne présentent pas d’intérêt pour la santé ni pour la qualité, que les pesticides sont agréés par des protocoles scientifiques, que le glyphosate agréé continûment depuis 40 ans n’a jamais donné de résultats négatifs en santé, que les OGM agréé depuis une trentaine d’années n’en ont pas donné non plus. certes le CIRC de Lyon dit un doute sur le glyphosate, mais il s’agit d’une action militante et prochainement déconsidérée. Ajoutez à ces démarche la souffrance animale fantasmée, la cruauté de l’abattage, la militance vegan, et vous avez le grand public qui doutent de tout, malgré son attachement ancien à l’agriculture, avec un zeste de « c’était mieux avant ». et vous avez l’agrobashing.
Donc la réaction des paysans exaspérés qui peut devenir parfois provoquante (camion de lisier), ou leurs prises de paroles pour rétablir la vérité commencent à se répandre. mais le grand public ne la reçoit pas, les médias n’en font pas état.
votre analyse est encore dans le politiquement correct, elle ne rend pas compte de l’objectivité scientifique et de la rationalité de la modernisation des procédés. On n’est donc pas sorti de l’auberge avant longtemps.