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Deux économistes reconnus, Olivier Mével et François Cazals, ont réfléchi aux éventuelles difficultés d’approvisionnement alimentaire dans un contexte de confinement qui dure. Ils estiment que les coopératives agricoles ont un rôle majeur à jouer dans ce cas. Voici leur tribune pour les lecteurs de WikiAgri.
De l’urgence, de prévoir, avec la coopération agricole, une solution alternative d’urgence (et de secours) de livraison des matières premières agricoles brutes et transformés à destination des métropoles en cas de court-circuit logistique du réseau des grandes et moyennes surfaces alimentaires (GMS).
Les Français n’ont pas été jusqu’à présent irraisonnables dans leur consommation alimentaire sous l’effet de la crise sanitaire. Il n’y a pas eu pour encore un phénomène de « Panic Buying » (achats paniques) dans les magasins. En effet, l’évolution constatée des panels des ventes en GMS ces dernières semaines en atteste ci-dessous (sources IRI).
Évolution des ventes semaines 9/10/11/12 (du lundi 24 février au dimanche 22 mars)
La hausse très sensible des ventes en GMS ces quatre dernières semaines n’est donc que le fruit d’un report naturel lié à la fermeture de la restauration commerciale et collective sur le territoire national. En moyenne, hors période Covid 19, deux repas sur 5 (ou 6 repas sur 14 à considérer la semaine entière) sont pris hors de la maison mais les directives de confinement ont fait rentrer les gens chez eux auquel il faut ajouter aussi parfois l’arrivée des enfants et de la famille. Donc là, tout d’un coup, on demande aux GMS de fournir cinq repas sur cinq en l’espace d’une montée en charge très courte d’une semaine (soit 14 repas fournis sur 14 repas dorénavant pris à domicile par des familles élargies) ! L’effet confinement amène donc mécaniquement une hausse de la demande de 30 à 40 % en linéaires par report naturel. On ne peut donc pas parler de panique pour les achats alimentaires à ce stade. Bien au contraire.
Cet effet de substitution du canal alimentaire de la restauration hors foyer (RHF) par des GMS alimentaires crée mécaniquement un important afflux de clients en magasin ainsi que la saturation immédiate des 5 000 points de retrait en Drive (*) que compte le pays. Le Drive étant immédiatement identifié comme la formule de service la plus sécurisante par le citoyen-consommateur mais la livraison Drive n’est prévue que comme un service additionnel qui porte en lui-même son propre goulot d’étranglement en termes de capacité à délivrer. L’allongement du calendrier de livraison, parfois supérieur à 21 jours à partir de la date de commande par le consommateur, reste profondément anxiogène pour ce dernier.
Face à cette situation qui pourrait rapidement devenir critique, nous proposons à la coopération agricole, qui représente plus de 2400 entreprises-coopératives agricoles et agroalimentaires, une marque alimentaire sur trois, tout en rassemblant trois agriculteurs sur quatre, de participer à la mise en œuvre rapide d’une solution de désengorgement des Drive des GMS et de sécurisation de l’approvisionnement alimentaire des villes.
La crise sanitaire est en train de remettre en cause les importations alimentaires. En effet, dans la restauration collective, on consomme quasi-exclusivement des produits d’importation. 80 % de la volaille et 70 % du bœuf sont des matières premières venant de l’étranger. Quand 67 millions de nos compatriotes passent de 2 repas sur 5 pris à domicile à 5 sur 5, cela tend les chaines de valeur alimentaires comme jamais. Et cela les tend essentiellement sur l’origine France car la structure de la consommation à domicile privilégie clairement aujourd’hui l’origine France, ainsi que la qualité nutritionnelle des produits que le consommateur reconnait à la Ferme France. L’ensemble de nos chaines alimentaires origine France encaisse actuellement un important surplus de demande d’autant plus que les GMS ont quasi-généralisé l’origine France en linéaire depuis la promulgation de la Loi EGAlim du 30 octobre 2018. Dans l’immédiat et ces dernières semaines, c’est donc la production origine France qui nous sauve la mise mais tout cela pourrait rapidement évoluer négativement sous l’effet d’un court-circuit logistique, notamment, si les anticipations des consommateurs devaient être modifiés en matière d’espérance de durée du confinement.
Nous n’avons donc pas, encore, constaté de « panic buying » en magasin mais si un tel phénomène venait à se produire, il serait lié à une modification substantielle de la somme des anticipations des consommateurs relativement à la corrélation forte qui existe entre le volume de leurs achats alimentaires et les espérances déçues de sortie du confinement sous l’effet, par exemple, de l’aggravation de la situation sanitaire locale ou nationale.
Si cette hypothèse prenait corps, il serait tout à fait paradoxal d’observer des magasins vidés en l’espace de 3 jours sous l’impact du « panic buying » et, dans le même temps, des denrées agricoles que l’on jetterait à la benne faute de la capacité de nos filières alimentaires à savoir réorienter leurs flux rapidement de la restauration hors foyer (RHF) vers la GMS. La réorientation des flux alimentaires est donc une des problématiques clés de cette crise.
Surtout en considérant que sous le double impact de la fermeture de la RHF et de nombreux marchés de plein vent, le marché de Rungis fait état d’une baisse de ses approvisionnements entre 30 et 50 % selon les produits (poissons, viandes, légumes, produits laitiers) et des destructions de productions qui se chiffrent en milliers de tonnes en semaines 12 et 13 (du lundi 16 mars au dimanche 29 mars).
En ce moment, beaucoup de petites coopératives (**) laitières ou autres, qui produisent sous signes officiels de qualité et qui livraient la RHF ainsi que les rayons traditionnelles à la coupe des GMS, constatent une importante baisse de leurs commandes sous le double effet de la priorisation des flux donnés en GMS au libre-service et de l’absence de nouvelles commandes de la part de la RHF. Cette situation est potentiellement consubstantielle d’un puissant effet coup de fouet dans les filières alimentaires si, dans le même temps, les producteurs de lait ou de viandes s’inquiètent de ne plus être collectés faute de solutions logistiques sanitairement satisfaisantes entrainant le retrait partiel ou total des chauffeurs.
Au cœur de la crise sanitaire, l’inquiétude s’étend et les taux d’absentéisme montent chez les salariés, tant au niveau des entreprises de transformation que des magasins. Indiqués entre 10 et 20 % en moyenne selon les opérateurs, ces taux d’absentéisme peuvent aller jusqu’à 40 % sur certaines zones ou points de vente, y compris en Drive (dans la région Grand Est notamment mais cette situation semble se déplacer vers l’Ouest). La question de l’absentéisme est si prégnante actuellement dans les chaines alimentaires que l’inquiétude se propage rapidement et gagne les chaines d’approvisionnement des grands distributeurs. A titre d’exemple, Système U indique son taux de rupture en produits frais était remonté à plus de 21 % au 27 mars.
La réorientation des matières premières agricoles et des flux alimentaires des coopératives vers les consommateurs en GMS des grandes métropoles, qui ont faim d’origine France, pourrait être un des enjeux majeurs de ces prochaines semaines. Le gouvernement devant aussi rassurer ces entreprises sur la prise en charge d’une potentielle destruction de valeur relative à des actions de déconditionnement-reconditionnement dans de nouveaux emballages à destination des rayons de la grande distribution. Pour autant, ces actions pourraient ne pas être suffisantes…
Si une véritable panique d’achat alimentaire devait se déclencher pour de bon en France, la seule solution pour y mettre fin serait de pouvoir rassurer immédiatement les consommateurs sur la disponibilité rapide d’une offre tout en soulageant des GMS prises d’assaut. C’est pourquoi, il peut être collectivement profitable de construire en urgence une solution alternative de mise à disposition de Drive alimentaires en périphérie (voire au cœur des villes sur quelques Drive piéton) afin, d’une part, d’empêcher, en cas de parutions de nouvelles alarmantes sur le front du virus, le déclenchement d’effet de panique alimentaire dues à des prévisions auto-réalisatrices erronées chez les consommateurs et, d’autre part, d’organiser le maintien d’une offre alimentaire de qualité en renfort des seules GMS.
Plusieurs initiatives intéressantes se développent très rapidement dans cette logique.
C’est dans le domaine sanitaire qu’elle s’est immédiatement imposée. Ainsi, la start-up spécialiste des places de marchés Mirakl et la Direction Générale des Entreprises ont lancé la marketplace stopcovid19.fr pour faciliter la distribution de produits de première nécessité aux établissements de soin. Elle se concentre pour le moment sur le gel hydroalcoolique. Accessible aux professionnels de santé et aux institutions publiques, cette marketplace a pour objectif de centraliser l’offre et la demande sur les produits de première nécessité pour les professionnels, afin notamment d’en assurer l’échange sécurisé.
En Île-de-France, le marché de Rungis va proposer un site de vente en ligne à destination des particuliers. Cette plateforme numérique « Rungis livré chez vous » desservira Paris et sa petite couronne. Alexandra Dublanche, vice-présidente de la Région, chargée notamment du développement économique et de l’agriculture indique : « D’un côté, ça permet d’aider les producteurs touchés de plein fouet par l’épidémie et qui n’ont plus à qui vendre, comme les maraîchers. De l’autre, on répond à la demande des Franciliens en produits frais. C’est du gagnant-gagnant. Le tout, en utilisant la force logistique du marché de Rungis, qui tourne lui aussi au ralenti. »
Outre-mer, où la situation s’annonce particulièrement explosive, une initiative intéressante se met en place à La Réunion, avec un marché forain en ligne : « Ti Marché ». Il s’agit d’une plateforme en ligne pour mettre en relation les producteurs et forains, les livreurs et les consommateurs, qui pourront être livrés à domicile.
C’est pourquoi nous proposons la création de plateformes digitales alimentaires régionales B to C (business to consumer, marché des entreprises en direction des consommateurs) qui seraient nourries et couplées, du côté de l’offre dans un premier temps, par le recensement des produits agricoles disponibles en temps réel auprès des coopératives agricoles régionales (Terrena, Eureden, Agrial, Altitude, Limagrain, Sodiaal, Sicarev…) et, du côté de la demande, par les consommateurs locaux en termes de souhait de mise à disposition des produits carnés, laitiers, céréaliers de première nécessité.
Les consommateurs suivront-ils ? Google nous donne une réponse sans équivoque avec une envolée des recherches sur la requête « drive », en France, depuis le 8 mars 2020.
En considération des quelques problèmes de logistique urbaine que notre proposition ne manquera pas de faire naître, les métropoles interviendront pour mettre à disposition et gérer en urgence des emplacements de nature à favoriser l’installation rapide de ces Drive en réponse à l’évolution de la situation alimentaire : un peu selon le modèle de l’hôpital de campagne de Mulhouse. Tout comme en GMS, les consommateurs seront invités à venir retirer leurs commandes à heure fixe dans le lieu le plus proche de leur domicile sous couvert d’une organisation qui pourrait être métropolitaine.
Pour ce faire, il nous semble nécessaire de faire appel à la solidarité des flottes de transport en milieu urbain des grossistes de la RHF tels que Pomona, Davigel, Transgourmet afin d’assurer la fluidité des parcours entre les industriels et les Drive. Tout comme à celle des éditeurs de logiciels afin de faciliter les coordinations informatiques entre l’amont et l’aval des chaines de valeur régionales.
Olivier Mével,
maître de conférences à l’Université de Bretagne Occidentale (UBO) et consultant en stratégie et marketing des filières alimentaires
& François Cazals,
professeur adjoint à HEC Paris et consultant en stratégie
Notes
(*) Le Drive pèse pour 7 % du chiffres d’affaires des GMS françaises et la part de livraison à domicile (LAD) y est quasi-négligeable car 80 % des magasins ne sont pas équipés pour ce service. Les Drive automatisés du groupe Leclerc pèsent pour 50 % du parc des Drive français mais, à raison d’une commande délivrée en 5 minutes depuis l’entrée à la borne jusqu’à la sortie du client, un Drive en picking (type U, Intermarché, Géant Casino) sert au maximum 12 clients à l’heure. Les plus grand Drive, dotés de 10 à 12 pistes pourront servir jusqu’à 1400 clients par jour contre 120 pour les plus petits… Une goutte d’eau comparée aux 20 à 30 000 visiteurs quotidiens dans un hypermarché…
(**) La coopérative laitière de Laqueuille (Puy-de-Dôme), par exemple, subit une baisse de 80 % de son activité depuis la semaine S10 (depuis début mars). Dans le même temps, Sicarev, importante coopérative dans la filière viande, rencontre une absence de débouchés sur des veaux de boucherie prévu pour la RHF…
Notre illustration ci-dessous est issue de Adobe.