La moisson de colza en spectacle grandeur nature. Jour et nuit, avec une équipe, en cabine avec le pilote de la moissonneuse-batteuse, ou à l’extérieur à observer. Les bons moments de solidarité entre travailleurs de la terre, et les coups durs, les contretemps, la mécanique qui renâcle… Reportage texte et photos (une page photos sur Facebook, lien en fin d’article)… Colzissime !
11 heures. Eric Guinedot regarde le ciel, sa montre, une goutte de sueur coule sur son front… « Alors qu’on n’a pas encore commencé » ! Marteau, tournevis, il surveille sa lame, qui a montré quelques signes de souplesse lors de la précédente parcelle, qu’elle ne devrait pas avoir. « De toutes façons, il faut attendre.«
Un micro échantillon de la parcelle de plus de 63 hectares, sur la commune de Chaudon en Eure-et-Loir, a été moissonné, et envoyé au silo. « La mesure de l’humidité est trop forte. 11, alors qu’elle doit être inférieure à 9. On va réessayer dans quelques heures… » C’est qu’il est pressé, notre agriculteur céréalier. Cette magnifique parcelle, reconstituée suite à un remembrement récent, n’est pas la seule dont il s’occupe. Il lui reste beaucoup de boulot en moisson. « Nous sommes en retard par rapport aux autres années. A cause du climat. » Il a plu les jours précédents, mais ce n’est pas la seule cause du retard. Quelques semaines plus tôt, le champ a été fortement grêlé. De fait, il est incapable de prévoir les rendements, il devra attendre la moisson. Autour de 3 tonnes ? A voir… D’où, aussi, cette impatience. Savoir le rendement, c’est évidemment déterminer le revenu, le fruit de l’effort, de la culture, de son entretien jusqu’à sa moisson.
Réussir son colza pour la campagne 2024
18 heures. Un nouvel échantillon a révélé un taux d’humidité inférieur à 9, on peut y aller, d’autant que des nuages entre-temps menaçants se sont éloignés sans excès de zèle. Les bennes sont déjà là, elles ont largement eu le temps de rappliquer avec cette attente, la moissonneuse s’élance. Eric Guinedot lui-même au volant, il veut commencer par les zones sensibles, les bords du champ. Il faut longer une haie à un endroit, des propriétés privées à un autre, ou encore le cimetière. La technologie embarquée l’aide bien sûr, « mais là, je préfère tenir le volant, quand c’est délicat« . Et puis tant pis si ce n’est pas linéaire. Le calcul fourni autour du cimetière a « oublié » juste un mètre, au plus près du mur. Pas question de laisser ça. Pour ne pas gâcher, mais aussi et surtout par respect du lieu, la moissonneuse repasse, presque à l’identique, juste décalée d’un mètre. ce qui ne devrait pas arriver, bien sûr, avec les Gps et autres écrans de contrôle. « Le cimetière, c’est sacré, je fais attention. Une fois, je me suis aperçu que les employés municipaux n’avaient pas passé la tondeuse devant, alors qu’il devait y avoir un enterrement. Je m’en suis occupé. Un enterrement, ça doit être digne, des herbes hautes partout, ce n’est pas convenable…«
Le long des maisons des propriétés privées, ce n’est pas simple non plus. « Normalement, il appartient à chacun de tailler ses arbres. Mais tout le monde ne le fait pas. Ce n’est pas facile de longer, ça m’est déjà arrivé de perdre des rétroviseurs dans des branches… » Particulièrement attentif, pour son matériel et pour le voisinage, il surveille ce passage, qu’il aborde au ralenti.
Dans le même ordre d’idées, l’agriculteur relève les difficultés pour conduire son véhicule jusqu’aux champs. « Ma moissonneuse répond aux normes de la circulation, je devrais donc pouvoir emprunter les routes pour venir sans problème. Mais des aménagements routiers s’ajoutent les uns aux autres, qui eux ne répondent pas aux normes. Des rétrécissements de voies, des petits poteaux en bois plantés le long du goudron qui n’autorisent aucun dépassement en largeur… Moi, j’ai fait l’effort, quand j’ai acheté ma moissonneuse, de vérifier qu’elle répondait aux normes, mais je constate que tout le monde n’en fait pas autant… » Résultat : des détours, des passages à angle droit qu’Eric Guinedot préfère éviter (également avec la remorque…)… Et l’accélération d’un chantier, faire de son hangar en bordure de champ une véritable ferme. « Je ne vois que ça, quasiment plus possible d’aller du village aux champs…«
Eric Guinedot se confie ainsi en pilotant la moissonneuse. Un écran, situé en haut (un peu à la place d’un rétroviseur intérieur dans une voiture), montre tout ce qui passe derrière, ou la hauteur du tas de graines, ou… Plusieurs options en fait, un véritable écran de contrôle, avec plusieurs caméras, et la possibilité de passer de l’une à l’autre instantanément. Un autre instrument est bardé de données : une estimation de rendement, ou encore la consommation. Celle-ci affiche plus de 80 litres aux 100. « Dans une journée de moisson, ça m’arrive de dépenser 600 litres de carburant, explique Eric Guinedot. C’est un poste important dans les charges. C’est du GNR, notre gasoil agricole. Pas donné. Mais ça revient quand même moins cher que d’utiliser notre propre huile de colza en carburant. Les presses dans les fermes, on en a beaucoup parlé à une époque, mais ça ne marche pas, trop cher. Le colza que je récolte, là, il va à l’alimentaire. Vous savez, ces bouteilles vertes d’huile de colza que vous trouvez dans les grandes surfaces, hé bien c’est ça.«
Une pente à remonter. Une indication s’affiche, charge moteur de 105 %. « Le moteur souffre là, il faut y aller pour récolter le colza dans la pente… » Le champ est attaqué de manière régulière. La moissonneuse s’autorise de longues droites. Au bout de trois allers et retours, le grain est déversé dans une benne. Trois passages comme ça, et la benne est chargée à bloc, elle part direction silo.
19 h 15. Téléphone portable, toujours depuis la cabine de la moiss’batt’. On s’organise pour le diner. « Non, pas la peine de venir avec des sandwichs, on est suffisamment nombreux pour se relayer et manger chez soi à tour de rôle…«
20 h 30, dernières lumières du jour. La moissonneuse ne s’est jamais arrêtée, elle continue, avec un changement de chauffeur entre-temps… Place aux jeunes ! Tout se poursuit normalement. Toutes les parties compliquées ont été moissonnées depuis belle lurette, la moissonneuse se promène au coeur du champ.
21 heures. Un 4×4 aux abords du champ. « Moi, je suis piégeur, dit son chauffeur. Quand ça moissonne, je viens voir les agriculteurs, au cas où ils tomberaient sur un renard. Il n’y en a plus beaucoup par ici, mais ça arrive… » Pas de renard, pour le moment. En revanche, à peine plus tard, les téléphones portables vibrent. Eric Guinedot : « Il y a des cochons !« C’est le jeune qui pilote la moissonneuse qui l’a prévenu. A pied, il se dirige vers l’endroit indiqué. Plus rien. « Ils sont partis où ? » Le temps de la réponse sur le portable, et il revient vers le tracteur qui conduit la benne suivante : « Il y en a 6 apparemment. Ils ont été délogés par la moissonneuse, et sont partis dans la parcelle suivante. » Il faudra surveiller…
21 h 30, la nuit tombe vraiment cette fois. Une benne est partie… A la ferme (dans le village donc, en l’état actuel de l’organisation d’Eric Guinedot), car les silos ont fermé à 21 heures. « Nous sommes trop en retard, pas assez de passages en ce moment pour les inciter à ouvrir plus tard« . Il s’agit donc de moissonner jusqu’au plein de toutes les bennes, qui seront conduites aux silos le lendemain. La moissonneuse, elle, a allumé ses projos, et continue ses lignes droites à allure régulière. La nuit ne l’arrêtera pas.
En attendant la fin d’une rotation, Eric Guinedot discute volontiers, raconte comment il a lui-même tracé les chemins qui bordent sa parcelle : « Les promeneurs peuvent faire le tour du champ, c’est mieux pour eux, c’est aménagé. Et moi, les parties les plus proches du bois, je sais qu’elles sont moins productives, donc ça ne me gêne pas.«
Il parle aussi de la suite. Les graines, donc, partent au silo. La paille, il la ramasse, et l’échange avec un voisin contre du compost naturel. « Dès la fin de la moisson, je vais devoir épandre. Quand je serai proche des maisons, je vais enterrer, comme le dit la loi. L’épandage est souvent mal compris. Je le fais tard le soir, pour que l’humidité de la nuit aide à dissiper ses effets olfactifs, et qu’il n’y ait pas de gêne dans la journée. Et moi je ne prends que du déchet vert. C’est difficile de faire mieux, et pourtant, régulièrement, je dois faire face à des mécontents. Je leur explique, leur dis que ça pourrait être pire… L’épandage, c’est tout un sujet. Tenez, un maire d’une ville voisine voulait je prenne ses boues urbaines. Son argument : éviter de monter les taxes municipales pour traiter les boues. Oui, mais moi ? Je devais polluer mes champs pour cela ? J’ai refusé. De même qu’il existe un peu plus loin là-bas (un geste du bras vers l’horizon assombri) la possibilité de se fournir en boues de Paris, qu’on mélange à des déchets verts. Je n’en veux pas. Il faut quand même que les gens sachent que dans les boues, les excréments humains donc, on trouve de tout. Tout ce que le corps ne digère pas. En particulier des médicaments. Donc d’un côté on veut nous empêcher d’utiliser des fongicides ou autres, et de l’autre on voudrait qu’on contamine nos champs avec l’équivalent ou pire, mais en boues…«
23 heures, tout petit stop de la moissonneuse. Les deux jeunes en études agricoles (le premier : « Moi je suis un futur agriculteur et j’en suis fier !« ) et le céréalier la regarde de partout, enlève quelques herbes hautes qui se sont infiltrées où elle n’auraient pas dû. On repart. De suite, Eric Guinedot, de retour au volant, sait qu’il va falloir arrêter : la scie frotte, quelque chose ne va pas. « La bielle qui tient la lame, là, à gauche, on a déjà eu un souci avec. On l’a resserrée à fond, mais elle a dû de desserrer. Il vaut mieux éviter de continuer, on pourrait tout casser, et chaque petite pièce de rechange coûte cher…«
23 h 30. C’est donc à regret qu’il rentre au hangar. 15 hectares ont été battus. Il espérait couvrir plus de surface, ça ne l’aurait pas gêné de poursuivre jusqu’à 2-3 heures du mat’. Là, les trois protagonistes savent que, même en rentrant chez eux plus tôt que prévu, la nuit sera courte : dès le lever du soleil, il faudra réparer la moissonneuse pour repartir au plus vite !
C’était le lundi 21 juillet 2014.
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Ci-dessous, Eric Guinedot, et quelques-unes des photos prises de sa moisson de colza à Chaudon, le 21 juillet 2014.