Inscrivez vous à la Wikinews
Toute l'actualité et les nouveautés du monde agricole dans votre boîte mail !
Le 21 décembre dernier, lors de la clôture des états généraux de l’alimentation (EGA), Stéphane Travert et Edouard Philippe ont tracé la feuille de route de l’agriculture française pour les prochaines années. De nombreux ateliers ont été ouverts pendant les six derniers mois et incontestablement ceux qui étaient les plus attendus se focalisaient sur la question de la répartition de la valeur dans les filières agricoles.
Il faut reconnaitre à l’Etat une certaine ténacité pour à documenter le déséquilibre structurel de la répartition de la valeur dans les filières agricoles. En effet, les travaux de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des prix alimentaires permettent d’observer depuis de nombreuses années la répartition profondément inégale de la valeur entre les différents maillons des filières agricoles. On ne peut que déplorer l’absence de rémunération décente des agriculteurs français qui se situent en général près du seuil de pauvreté. Entre un tiers et la moitié des paysans gagnent moins de 350 euros par mois. Comment cela peut-il se produire dans le cadre d’une agriculture présentée comme l’une des plus performantes et qualitatives au monde ?
Les symptômes sont bien connus et les problématiques bien identifiées. On sait notamment que c’est bien l’amont des filières (transformateurs, industrie agro-alimentaire, négoce et distribution) qui capte l’essentiel de la valeur. A titre d’exemple, sur une brique de lait vendue un euro, c’est moins de 30 % du prix final qui revient au producteur, bien en deçà de ses coûts de production. De la même manière, sur une baguette de pain vendue 1 euro, seulement 3 centimes d’euro reviennent au céréalier. Il était donc plus qu’urgent de se pencher sur la structuration des relations entre les différents maillons de la chaine afin de bâtir des filières agricoles durables où les paysans aient toute leur place.
Ce sont essentiellement les ateliers 5, 6 et 7 des états généraux de l’alimentation qui ont traité de ces sujets. A l’issue de ces consultations et de ces débats, parfois houleux, le gouvernement a pu tracer une feuille de route sur ce sujet avec des propositions fortes mais qui peuvent potentiellement rester lettre morte.
L’idée générale est de contribuer à la fin de la guerre des prix dans la grande distribution qui pèse par effet domino sur l’ensemble des filières. Comme la grande distribution entend tenir ses promesses de prix toujours bas, elle a toujours exercé une forte pression sur les industriels dans les négociations commerciales. Dans ce bras de fer commercial, les transformateurs et industriels, qui affrontent eux-mêmes une concurrence féroce n’ont de cesse de faire pression sur les agriculteurs. Ces derniers n’ont en général pas d’autres choix que d’accepter des prix très rarement rémunérateurs. Ce déséquilibre structurel a largement contribué à la concentration des acteurs aux différents stades des filières agricoles. Du côté de l’amont, il y a deux fois moins d’exploitations agricoles qu’en 1980 pour une surface agricole quasi-inchangée. Les exploitations ont certes grossi mais sans toutefois être en mesure de lutter contre le pouvoir de négociation démesuré de l’aval.
Afin de stopper cette logique destructrice, le gouvernement entend changer le « logiciel » des différents acteurs des filières grâce à une série de mesures :
– Inversion de la contractualisation : de l’amont vers l’aval
– Détermination des prix à partir d’indicateurs de couts de production et de marché (une demande forte de la plupart des syndicats agricoles)
– Relèvement du seuil de revente à perte (SRP) de 10 %
– Encadrement des promotions commerciales en valeur (34 %) et en volume (25 %).
Sur le papier, cette série de mesures est un renversement sans précédent des logiques de négociation. Incontestablement, le fait de partir (enfin ?) des coûts de production des agriculteurs est très séduisant sur le papier car cela peut constituer une promesse de rémunération décente, au lieu d’avoir des prix payés se situant en deçà des seuils de rentabilité. Néanmoins, afin que cette ambition se transforme en réalité tangible et pécuniaire, il faudra sans doute surmonter de nombreux défis, non résolus à ce jour et qui représentent autant de menaces pesant sur la concrétisation de cet objectif affiché. Au cœur de cette révolution se situe la détermination du fameux « coût de production agricole », qui, représente pour l’heure un véritable casse-tête. En effet comment déterminer un coût de production valant pour l’ensemble des producteurs nationaux ? Sachant que tous n’ont pas la même taille, ni les mêmes moyens de production ou les mêmes charges ? Comment prendre en compte la diversité des territoires et des conditions agro-climatiques qui conditionnent en partie le rendement et la rentabilité des exploitations ? Un coût de production « moyen » est-il inévitable ? Dans ce cas, comment traiter les producteurs se situant (largement) au-dessus ou en deçà de ce coût de production moyen ? Des mécanismes de solidarité ou de péréquation sont-ils envisageables ?
Par ailleurs, une autre série de questions se pose également concernant un autre élément déterminant des futures négociations commerciales. Le relèvement progressif du SRP constitue pour certains observateurs une marge avant quasi-garantie pour la grande distribution. Ainsi, que ce soit pour le SRP comme pour le coût de production, de nombreuses questions cruciales restent encore en suspens et n’ont pas encore fait l’objet d’arbitrages ou d’orientations de la part du gouvernement et des acteurs concernés. Le diable risque de se cacher dans les détails et il faudra être notamment très attentif aux différents mécanismes de construction du prix à partir des coûts de production des agriculteurs.
Le pouvoir de négociation est traditionnellement en faveur de la grande distribution dans les filières agricoles longues, qui représentent l’essentiel des débouchés. Le renversement que souhaitent introduire ces états généraux ne pourra se concrétiser que si des mécanismes très précis et des mesures plus contraignantes accompagnent les ordonnances à venir. En effet, on peut s’attendre à ce que les distributeurs utilisent des moyens détournés pour continuer à faire pression sur les prix. Pour cela plusieurs pistes peuvent être imaginées :
– Un élargissement des compétences de l’Observatoires des prix et des marges, qui pourrait ne plus se contenter de constater mais pourrait enquêter sur la formation des prix et attester du respect des nouvelles règles.
– d’un contrôle renforcé de la DGCCRF (en charge notamment des relations entre distributeurs et fournisseurs et de la lutte contre les pratiques commerciales déloyales).
– d’un renforcement ou de la création d’amendes et de sanctions pour ceux qui ne respectent pas les règles.
Les acteurs des filières agricoles ont déjà signé une charte d’engagement dans le cadre des états généraux de l’alimentation à ce sujet le 14 novembre dernier. La fin des états généraux de l’alimentation et les mesures à venir peuvent permettre potentiellement de rééquilibrer les relations entre les différents acteurs. Il reste cependant à définir très précisément les mécanismes au cœur de ces nouveaux processus de négociation. Par ailleurs, il peut sembler souhaitable de prévoir des sanctions afin que ces engagements ne restent pas au stade des annonces et de traduisent concrètement sur le terrain par une réalité tangible. De manière complémentaire, la montée en gamme de la production agricole française semble aussi une piste potentielle sachant que la demande pour le bio n’est pas couverte par la production nationale alors qu’elle est rémunératrice pour ceux s’y engageant. C’est en traitant à la fois le déséquilibre structurel, commercial et de rémunération des filières tout en réalisant partiellement une montée en gamme que pourra se dessiner un avenir plus radieux pour notre agriculture nationale.
Xavier Hollandts
Professeur, docteur et HDR en Sciences de Gestion
Kedge Business School
En savoir plus : http://www.kedgebs.com/fr (site de Kedge Business School) ; @xavierhollandts (pour suivre Xavier Hollandts sur Twitter) ; @KedgeBS (pour suivre Kedge Business School sur Twitter) ; https://wikiagri.fr/articles/et-si-il-existait-des-solutions-alternatives-face-aux-crises-du-lait-ou-de-la-viande-/10423 (précédent article de WikiAgri faisant état d’une analyse de Xavier Hollandts).
Notre illustration ci-dessous est issue de Fotolia, lien direct : https://fr.fotolia.com/id/39215895.