Le ministère de l’Agriculture publie depuis le début de l’année des « controverses documentées ». Le dernier thème traité concerne la qualité de l’alimentation. Or, contrairement à de nombreuses idées reçues, celle-ci ne s’est pas forcément dégradée ces dernières décennies.
Depuis le mois de février, le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) au sein du ministère de l’Agriculture publie régulièrement des « controverses documentées à propos de quelques idées reçues sur l’agriculture, l’alimentation et la forêt ». Ces textes consistent à revenir sur un certain nombre d’idées reçues en lien avec l’agriculture, l’alimentation et le monde rural en établissant une synthèse des connaissances sur le sujet. Cinq textes ont déjà été publiés. Le premier portait sur le thème « Nous ne pourrons pas nourrir 9,5 milliards de personnes en 2050 », le deuxième sur « La Pac coûte trop cher et doit tourner le dos au productivisme », le troisième sur « Les agriculteurs portent atteinte à l’environnement » et le quatrième sur « Trop exploitées les forêts disparaissent ». Enfin, la dernière « controverse documentée », publiée fin novembre, traitait du thème « On mangeait mieux avant ».
La période que l’on traverse semble, en effet, être particulièrement propice à ce genre d’idées. C’est tout d’abord une tendance générale au sein de la société française bien au-delà de la simple alimentation. Dans l’enquête Ipsos/Steria pour Le Monde, France Inter, la Fondation Jean Jaurès et le Cevipof publiée début 2014 (Fractures françaises. Vague 2 : 2014), 78 % des personnes interrogées affirment que, dans leur vie, elles s’inspirent de plus en plus des valeurs du passé, 74 % estiment qu’en France, c’était mieux avant, et 70 % considèrent que rien n’est plus beau que la période de son enfance. Il est intéressant de noter que, contrairement à une idée reçue, ce n’est pas une question d’âge puisque ce sont les moins de 35 ans qui sont les plus nombreux à établir ces différents constats. 77 % des moins de 35 ans estiment ainsi qu’en France, c’était mieux avant, contre 69 % des 60 ans et plus.
Aux yeux d’une partie des Français, le présent ne paraît donc pas très enviable comme en témoigne le pessimisme affiché enquête après enquête par une majorité d’entre eux. Il leur paraît aussi difficile de pouvoir se projeter dans un avenir a priori inquiétant. D’où la tentation de se tourner vers le passé. Ce regard dans le rétroviseur concerne en particulier l’alimentation, autour de cette idée selon laquelle avant, on mangeait mieux, les produits étaient plus sûrs, ils étaient de meilleure qualité ou avaient plus de goût parce que l’on savait ce que l’on mangeait, etc.
Plusieurs enquêtes récentes en témoignent. Alors que les produits alimentaires sont classés parmi les 33 risques répertoriés par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) dans son Baromètre annuel de la perception des risques et de la sécurité par les Français, dans son édition 2014, 76 % des personnes interrogées estiment que ces produits présentent un risque élevé ou moyennement élevé (34 %, un risque élevé) et 47 % que l’on ne dit pas la vérité sur les dangers que les produits alimentaires représentent pour la population.
Dans une enquête TNS Sofres publiée en 2014 en perspective du Salon international de l’alimentation (SIAL), qui s’est tenu au mois d’octobre, 76 % des Français sondés disent néanmoins faire confiance dans la qualité des produits alimentaires. Même si ce chiffre est élevé, il apparaît cependant bien moins élevé qu’en Chine (80 %), en Allemagne (85 %), au Brésil (88 %), au Moyen-Orient (89 %), aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni (92 %), et enfin en Espagne (95 %). Dans l’échantillon des pays étudiés par TNS Sofres, le seul pays où la confiance est plus faible qu’en France est la Russie avec un taux de 64 %. Par ailleurs, 41 % des Français interrogés disent avoir moins confiance dans cette qualité par rapport à avant. Enfin, une enquête Ipsos pour Bienvenue à la ferme parue début 2014 indique que 50 % disent ne plus trop savoir de quoi se composent les produits alimentaires qu’ils consomment et 47 % qu’il est souvent ou très souvent difficile de se procurer des produits alimentaires sur lesquels on se sent entièrement rassuré.
C’est ce qui explique le succès notable en France du local, du bio et des circuits courts. Et en France, sans doute plus qu’ailleurs, c’est en tout cas ce que montre une enquête menée en 2014 par Ipsos dans cinq pays pour Vitagora. Les Français y apparaissent, en effet, comme les plus conservateurs d’un point de vue alimentaire. Ce sont notamment les plus frileux par rapport aux tendances nouvelles en matière d’alimentation, tandis que 53 % d’entre eux soutiennent un « retour aux racines ».
Y aurait-il un problème de sécurité alimentaire plus préoccupant en France qu’ailleurs ? Pas vraiment, du moins, si l’on observe les résultats de l’Indice 2014 de la sécurité alimentaire mondiale (2014 Global Food Security Index) établi par The Economist Intelligence Unit, puisque la France se situe dans le groupe des pays qui ont les meilleures performances (elle arrive au 10e rang global sur un total de 109 pays étudiés) et même au second rang mondial si l’on ne prend en compte que la partie « qualité et sécurité des produits alimentaires ».
Alors, mange-t-on vraiment moins bien qu’avant ? Ce n’est pas certain si l’on suit les raisonnements du CGAAER. Huit enseignements peuvent être d’ailleurs tirés de cette « controverse documentée ».
Le CGAAER remarque à juste titre que « mieux manger se trouve au cœur d’un débat fait de contradictions, de paradoxes et, souvent, d’informations biaisées ou incomplètes ». Les contradictions résident notamment dans le fait que l’alimentation est « de plus en plus sûre au regard des risques encourus au cours des siècles passés » et pourtant, « nos sociétés ont le sentiment que les risques alimentaires sont aujourd’hui plus élevés qu’hier ». De même, « on voudrait être sûr de manger mieux mais dépenser moins pour se nourrir ».
D’après le CGAAER, le sentiment qu’il y a de plus en plus de crises sanitaires ne paraît pas nécessairement fondé, même s’il ne donne pas beaucoup de précisions sur le nombre de crises alimentaires et leur évolution depuis quelques décennies. Il préfère s’en tenir à l’analyse des facteurs expliquant pourquoi les peurs alimentaires sont réapparues durant les années 1990 : (1) le retour des peurs alimentaires suite à la crise de la « vache folle », (2) la mondialisation du système alimentaire au sein duquel « le mangeur éprouve le sentiment d’une absence totale de maîtrise et de contrôle sur sa nourriture, ce qui renforce son anxiété », et enfin (3) la multiplication des systèmes d’alerte sanitaire qui tend à donner l’impression qu’il y a plus d’incidents, alors que « le risque alimentaire proprement dit tend à diminuer depuis 50 ans ». Une étude publiée en 2013 par le Centre d’études et de prospectives (CEP) au sein du ministère de l’Agriculture sur les toxi-infections alimentaires indique ainsi que « s’il y a aujourd’hui plus d’incidents constatés, cela est lié à un meilleur signalement et non à un augmentation du risque alimentaire, qui tend à diminuer depuis cinquante ans ».
Cette dernière étude permet d’ailleurs aussi de répondre à la question de l’évolution récente du nombre de crises alimentaires. Elle précise ainsi, que selon l’INSERM, le nombre de décès liés à une toxi-infection alimentaire collective (à savoir au moins deux cas présentant un même ensemble de symptômes liés à une même origine alimentaire) serait de l’ordre de 100 à 200 par an alors qu’il s’établissait à environ 15 000 par an dans les années 1950. Le CEP en conclut qu’« il est donc indéniable que le nombre de décès suite à une intoxication alimentaire a très fortement diminué depuis 50 ans. Cette tendance se poursuit : le rapport InVS-AFSSA sur la morbidité et la mortalité liées aux maladies infectieuses d’origine alimentaire montre en effet une diminution du nombre de décès liés à une intoxication alimentaire depuis les années 2000 ».
On tend, en effet, souvent à confondre, et c’est tout particulièrement le cas des médias, crises sanitaires et crises de confiance alimentaire. Les premières ont un impact sur la santé humaine et peuvent même conduire à des décès suite à une intoxication. Ce fut le cas en 2011 de l’affaire en Allemagne de la culture biologique de graines germées de fenugrec contaminées qui a provoqué le décès de 53 personnes. En revanche, les secondes, même si elles sont surmédiatisées, n’ont pas de conséquence sur la santé, à l’instar de l’affaire de la viande de cheval (Horsegate) en 2013 qui était une fraude, mais a priori sans dommages sanitaires. Le CGAAER parle même à ce propos de « fausses crises sanitaires » en estimant que « le vocable très médiatisé de « crises sanitaires » recouvre de plus en plus des cas de fraudes sans risque sanitaire ».
Pour le CGAAER, l’année 1996 a constitué un « choc » fondamental en matière d’alimentation en raison de la crise de la « vache folle » qui a tendu à montrer que « les produits d’origine animale sont de moins en moins sûrs ». Dix ans plus tard, la grippe aviaire a encore aggravé cette perception en laissant penser que « l’animal est un danger potentiel pour la santé humaine ».
Ces événements semblent avoir réveillé des peurs alimentaires ancestrales, comme la peur du cochon infecté par les parasites (« cochon ladre ») au XVe siècle, puis celle de la peste bovine au XVIIIe siècle : 200 millions de bœufs ont été ainsi atteints par cette maladie entre 1740 et 1760 et on a eu encore une épidémie de peste bovine en Alsace en 1810 faisant plus d’une centaine de morts. Dans le premier cas, les Français avaient peur d’attraper la lèpre et dans le second cas, la peste.
Les experts du CGAAER estiment ainsi que « cette peur alimentaire est revenue au XXe siècle » dans le sillage de la crise de la « vache folle » et des premiers cas d’une nouvelle forme de la maladie de Creutzfeldt-Jacob (MCJ atypique) qui seraient liés à une transmission de l’Encéphalite spongiforme bovine (ESB) aux humains. Ils en concluent que « cet épisode a fait remonter à la surface nos peurs alimentaires dans un contexte rendu très anxiogène suite à l’affaire du « sang contaminé » ».
Le CGAAER soulève un paradoxe à propos de l’alimentation. Les consommateurs semblent avoir quelque peu perdu confiance dans la qualité des aliments. Or, « jamais le consommateur n’a reçu autant d’informations sur les aliments qui sont vendus ». Le CGAAER s’inscrit donc en faux contre l’idée reçue selon laquelle « on ne sait plus ce que l’on mange » à partir du moment où « les étiquetages informatifs […] sont des mines de renseignements utiles à qui veut, ou peut, les déchiffrer ».
Si les générations nées entre 1917 et 1926, appelées « génération rationnement » par le Credoc, consacrent 20 % de leur budget à l’alimentation, la génération née entre 1977 et 1986, la « génération plateaux repas », n’y consacre que 8 % de ses dépenses. Le CGAAER indique d’ailleurs à ce propos que « les nouvelles habitudes alimentaires apparaissent très résistantes au changement » et par conséquent de façon implicite que ces jeunes générations devraient continuer à peu consommer d’aliments.
Le CGAAER estime qu’une « certaine désaffection vis-à-vis de notre alimentation » serait liée à une abondance de « messages nutritionnels » : « on ne « mange » plus de l’histoire, des paysages, des émotions ou des plaisirs passés mais des protéines, des glucides, des oméga 3 ». Il en conclut que « Si une bonne alimentation contribue à la santé, elle ne doit cependant pas être considérée comme un médicament ».
Le Parlement européen, dans une résolution du 12 mars 2014, indique d’ailleurs à ce propos que « l’image normée du corps et de la nourriture dans la société peut entraîner de graves troubles alimentaires… (alors) que la gastronomie fait partie de notre identité,… que la gastronomie est l’une des manifestations culturelles les plus importantes de l’être humain et qu’il faut englober dans ce terme non seulement ce qu’on appelle la « grande cuisine » mais également toutes les expressions culinaires des différentes régions et classes sociales, y compris la cuisine de tradition locale ».
Enfin, le CGAAER estime les « circuits courts » « ne sont pas une garantie automatique de qualité mais ils répondent à la demande de proximité et de lien social ». Il en est de même pour les produits bio : si l’agriculture biologique « garantit la non utilisation de produits chimiques de synthèse et l’absence d’OGM, elle n’est cependant pas, en tant que tel, une garantie de qualité ».
En savoir plus : http://agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/IR_on_mangeait_mieux_avant_24102014final-9_cle0843a5.pdf (« Controverse documentée à propos de quelques idées reçues sur l’agriculture, l’alimentation et la forêt », épisode n° 5, « On mangeait mieux avant »), http://foodsecurityindex.eiu.com (Global Food Security Index), http://agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/Analyse_CEP_56_Toxi-infections_cle05f666.pdf (étude du CEP de 2013 intitulée « Toxi-infections alimentaires, évolution des modes de vie et production alimentaire »), http://alimentation.gouv.fr/IMG/pdf/Baro_alimentation_2011_cle0287ff.pdf (baromètre de la perception de l’alimentation du Credoc publié en 2011).