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Alimentation, la persistance des différences sociales

Une étude récente du ministère de l’Agriculture montre que les différences entre catégories sociales persistent dans le domaine de l’alimentation.

Une étude publiée au mois d’octobre par le Centre d’études et de prospective du ministère de l’Agriculture sur « Les différences sociales en matière d’alimentation » indique que la différenciation des pratiques alimentaires selon les catégories sociales persiste en dépit de la consommation de masse, de l’industrialisation de la production alimentaire et de la domination de la grande distribution dans l’achat des produits alimentaires. Ainsi, selon une enquête d’opinion de mars 2013 menée par OpinionWay pour Sofinco, 73 % des personnes interrogées faisaient leurs courses alimentaires dans la grande distribution (supermarché et hypermarché) et même 87 % si l’on y rajoute le hard discount.

Plusieurs enseignements peuvent être tirés de cette étude. Le premier est que la part du budget consacrée à l’alimentation tend à différer selon le niveau de revenu. La fameuse loi d’Engel, qui a été énoncée par le statisticien allemand Ernst Engel dès le XIXe siècle, stipule que la part consacrée par un ménage à l’alimentation tend à baisser lorsque son revenu augmente. Cela signifie a contrario que plus une famille est pauvre et plus la part qu’elle va consacrer à la nourriture dans ses dépenses totales sera élevée. Or, cette « loi » semble être encore valide au XXIe siècle puisque, selon l’INSEE, en 2011, les 20 % des ménages les plus riches consacraient 14 % de leurs dépenses à l’alimentation, contre 19 % pour les 20 % les plus pauvres. Cette différenciation était encore plus nette dans le passé puisque l’écart était de 15 points en 1979. On a donc assisté à une convergence de ce point de vue, mais le ministère de l’Agriculture souligne un ralentissement en la matière ces dernières années. Cela ne signifie pas pour autant que le montant des dépenses consacrées à l’alimentation soit inférieur pour les catégories aisées. En effet, si la dépense moyenne des Français en matière d’alimentation s’élève à 396 euros par mois, les catégories les plus pauvres (dont le revenu mensuel est inférieur à 1 000 euros nets) y consacrent 222 euros en moyenne, contre un montant de 539 euros pour les catégories les plus riches (dont le revenu est supérieur à 3 500 euros nets).

Le second enseignement est que le type d’alimentation constitue ce que les sociologues appellent un « marqueur social », c’est-à-dire un symptôme de différenciation sociale. En clair, dis-moi ce que tu manges et je te dirais à quelle catégorie sociale tu appartiens ! Ainsi, les catégories les plus riches consomment plus de fruits, de légumes et de poissons que celles qui sont les plus pauvres. En revanche, les catégories populaires consomment davantage de pommes de terre et de riz. Or, ces « marqueurs » peuvent aussi évoluer dans le temps. C’est le cas, par exemple, du vin, qui est désormais plus consommé par les catégories aisées (alors que les catégories modestes consomment plus de bière) ou de la viande, dont la consommation est le symbole par excellence de l’élévation sur l’échelle sociale, mais qui est en moyenne davantage consommée aujourd’hui par les catégories populaires. En affinant un peu l’analyse, on s’aperçoit ainsi que les catégories modestes consomment davantage de bœuf, de porc et de charcuterie, tandis que les catégories aisées, elles, tendent à préférer l’agneau et la volaille ou même à être tentées par le végétarisme.

Le troisième enseignement est que le régime alimentaire des catégories aisées semble être plus équilibré que celui des catégories modestes, notamment du point de vue des normes « dominantes » en la matière telles qu’on peut les voir sur le site internet Mangerbouger du Programme national nutrition santé (PNNS) : « Bien manger, c’est adopter une alimentation variée et équilibrée […]. Cela consiste à privilégier les aliments bénéfiques à notre santé (fruits, légumes, féculents, poissons…) et à limiter la consommation de produits sucrés (confiseries, boissons sucrées…), salés (gâteaux apéritifs, chips…) et gras (charcuterie, beurre, crème…) ». Ainsi, les catégories les plus pauvres consomment davantage de boissons sucrées (sirops, sodas), de sandwichs, de pizzas/quiches et de viennoiseries, tandis que les plus riches se procurent plus de produits biologiques et, on l’a vu, mangent plus de poissons, de fruits et de légumes frais. Les plus pauvres font aussi davantage leurs courses alimentaires dans les magasins hard discount, alors que les plus aisés, eux, se rendent plus dans les commerces de détail et les marchés, et peuvent même se procurer leur alimentation directement auprès des producteurs, via les AMAP. Enfin, lorsque les plus riches privilégient les restaurants « classiques », les plus pauvres, eux, préfèrent la restauration rapide (fast foods). L’une des conséquences de ces disparités entre les régimes alimentaires des différentes catégories sociales est la surreprésentation des catégories modestes parmi les personnes souffrant d’obésité. C’est ce que démontrait en particulier une étude publiée sur le sujet par l’INSEE en 2007. Il est à noter que, dans cette même étude, la catégorie la plus concernée par l’augmentation de l’obésité entre 1981 et 2003 était celle des agriculteurs. Par ailleurs, elle soulignait que plus un individu était diplômé et moins il avait de risque d’être obèse. C’était plus particulièrement le cas pour les femmes.

Le quatrième et dernier enseignement est que les goûts et les pratiques alimentaires tendent généralement à se diffuser de façon progressive du haut vers le bas de la société. Dans le domaine de la consommation, c’est ce qui a été appelé la logique de la « distinction sociale ». Dans un premier temps, les catégories aisées s’approprient un nouveau produit qui est cher et dont elles font un symbole de statut social et de différenciation par rapport aux autres catégories. Ensuite, le nombre de personnes susceptibles d’avoir accès au produit en question s’élargit d’autant que la forte demande contribue à l’abaissement de son prix de vente. Au bout du compte, il finit par perdre son statut en touchant les masses avant qu’un nouveau produit très cher ne soit investi à nouveau par les plus riches et que le processus de sa diffusion progressive dans la société ne se reproduise. Cela vaut, par exemple, pour le transport aérien, les écrans plats ou les tablettes numériques, mais aussi pour l’alimentation. On peut penser, de ce point de vue, à des produits tels que le foie gras ou le saumon dont la consommation s’est très largement démocratisée.

Dans ce contexte, l’étude conclut que la consommation de produits biologiques et celle de fruits et de légumes frais devrait se diffuser aux catégories plus modestes dans les années à venir à condition que les contraintes budgétaires de ces ménages le leur permettent. L’enquête OpinionWay de mars 2013 indique, en effet, que le prix est très largement le premier critère de choix dans le domaine de l’alimentation (pour 78 % des personnes interrogées), devant la qualité gustative du produit (46 %), la date de péremption (44 %), les habitudes familiales et/ou les contraintes de santé (36 %) et la composition du produit (33 %). Cette diffusion des goûts et des pratiques alimentaires des catégories les plus aisées est quoi qu’il en soit d’ores et déjà perceptible. L’INSEE indique, en effet, qu’entre 1970 et 2008, ont baissé la consommation moyenne de bœuf, de pain, de pommes de terre, de vins courants, tandis qu’ont augmenté celle de fruits et de légumes frais, d’eaux minérales et de source, mais aussi de vins AOC. Par ailleurs, la consommation de produits issus de l’agriculture biologique tend à se diffuser progressivement malgré l’obstacle du prix de ces produits. Le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc), dans une étude publiée en 2011, indiquait ainsi que cette consommation était en train de se démocratiser. Selon le ministère de l’Agriculture, la consommation de produits biologiques a ainsi quasiment doublé entre 2005 et 2010.

 

En savoir plus : http://agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/analyse641310.pdf (étude du ministère de l’Agriculture sur les différences sociales en matière d’alimentation), www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1458 (étude de l’Insee publiée en 2013 sur les comportements de consommation en 2011), www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ref/CONSO09e.PDF (étude de l’Insee de 2012 sur la consommation alimentaire), http://agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/doctravail50112.pdf (étude du ministère de l’Agriculture sur l’évolution de l’alimentation en France), http://agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/Chiffres2011_32-33.pdf (données du ministère de l’Agriculture sur la consommation alimentaire), www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip1123/ip1123.pdf (étude de l’Insee de 2007 sur l’obésité en France), www.credoc.fr/pdf/4p/242.pdf (étude du Crédoc portant notamment sur la consommation de produits biologiques), www.opinion-way.com/pdf/bj9169_-_sofinscope_-sofinco_opinionway-_le_budget_alimentation_mars_2013.pdf (enquête d’opinion OpinionWay de 2013 pour Sofinco sur les Français et leur budget dédié à l’alimentation).

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