La crise agricole actuelle montre à quel point les agriculteurs sont au bord de la crise de nerfs et à quel point il est important de bien savoir gérer son stress dans ces périodes difficiles. Pierrette Desrosiers et François-Régis Lenoir peuvent sans aucun doute nous y aider
Il y a quelques années encore le stress, la dépression, le burn out ou le suicide étaient tabous dans le monde agricole. Ce n’est plus le cas désormais, notamment depuis la médiatisation des nombreux suicides qui ont caractérisé cette profession ces dernières années et la mise en place de différentes mesures de prévention. Mais au-delà de ce constat, y a-t-il des solutions pour mieux gérer son stress ? Oui répondent Pierrette Desrosiers et François-Régis Lenoir, deux spécialistes assez connus maintenant dans les milieux agricoles.
Pierrette Desrosiers est une Québecoise, célèbre dans la Belle province et plus largement au Canada, qui se définit comme « psycoach » agricole, activité qui consiste, selon elle, à combiner « les connaissances de la psychologie avec l’approche du coaching ». Elle a été le premier coach et psychologue du travail à intervenir auprès des agriculteurs au Canada et l’une des premières à parler du stress, de la dépression et du burn out dans le monde agricole dans ce pays. Elle exerce cette activité depuis une quinzaine d’années. Elle est également la conjointe d’un agriculteur, elle vient elle-même d’une famille d’agriculteurs et ses trois frères ont une exploitation. Elle a effectué une tournée en France en mars-avril dernier au cours de laquelle elle a donné six conférences sur le thème du bien-être dans le monde agricole. C’était d’ailleurs sa première tournée en dehors du Canada.
François-Régis Lenoir présente, quant à lui, la particularité assez rare d’être à la fois agriculteur et psychologue. Il a repris l’exploitation de son père dans les Ardennes. Il est titulaire d’un brevet de technicien agricole. Mais il est aussi docteur en psychologie sociale. Il est psychologue à Reims et il enseigne à l’université de Reims et dans des écoles de commerce. Il est à l’origine, avec Jean-Jacques Laplante, du premier rapport sur le stress dans le secteur agricole qui avait été publié en 2004. Il est également un référent expert auprès du réseau MSA. Enfin, il a créé Puzzle Concept, une société de service spécialisée dans la prévention des risques psychosociaux, en particulier dans le monde agricole. A l’instar de Pierrette Desrosiers, François-Régis Lenoir intervient lui aussi dans de nombreuses conférences, notamment pour aider les agriculteurs à lutter contre le stress et plus largement contre ce que l’on appelle le « mal-être ».
Pour François-Régis Lenoir, deux éléments semblent être primordiaux pour que les agriculteurs puissent lutter efficacement contre le stress : il est nécessaire de s’exprimer et de « recréer du lien ».
Le premier élément consiste à mettre des mots sur ses maux, sur sa souffrance et donc à chercher à exprimer sa détresse. Il existe ainsi des groupes de parole pour les agriculteurs, notamment dans le cadre des MSA, où chacun peut exprimer ce qu’il a sur le cœur. La MSA Berry-Touraine, par exemple, a mis en place un groupe de parole animé par une assistante sociale. Chaque mois, un petit groupe d’agriculteurs se réunit « où chacun s’exprime et écoute l’autre avec respect et sans jugement« . Une démarche qui vise à sortir de l’isolement, prendre du recul et envisager sous un autre angle les problèmes que l’on rencontre pour les surmonter. La MSA de la Franche-Comté, de son côté, a créé des groupes de parole depuis 2007 suite au choc qu’a représenté le suicide d’un jeune agriculteur de la région.
Pour Jean-Jacques Laplante, médecin et directeur du pôle santé à la MSA de la Franche-Comté, « un groupe de paroles sur plusieurs jours permet de décompresser, de prendre un peu de recul face à son quotidien, d’échanger sur les stratégies mises en place chez des semblables ». François-Régis Lenoir anime lui-même de tels groupes.
Au départ, ces groupes de parole intéressaient principalement des agricultrices. Mais les mentalités semblent avoir évolué. Les agriculteurs ne paraissent plus aussi réticents qu’auparavant à exprimer ouvertement ce qui les tourmentent. François-Régis Lenoir estime ainsi que « les mentalités changent. Avant, c’était presque la honte. Mais aujourd’hui, les éléments évoluent. […] Les personnes osent en parler un peu plus mais cela dérange énormément les syndicats agricoles ».
Le second élément-clef pour lui réside dans l’importance primordiale du lien social. A l’instar des professions libérales, des artisans, des commerçants et des petits patrons, les agriculteurs, ne peuvent, en effet, compter que sur eux-mêmes. Mais à la différence de ces autres professions s’y ajoutent aussi la question spécifique de l’isolement géographique, ainsi que celle du célibat. D’où l’importance absolument cruciale du lien social.
Une étude menée en 2006-2007 avait ainsi montré que les agriculteurs qui avaient des mandats sociaux, que ce soit un mandat électoral, syndical ou bien associatif, et qui participaient donc à des groupes, étaient plus à même de faire face au stress que ceux qui n’en avaient pas et ils avaient une meilleure santé. François-Régis Lenoir en conclut par conséquent que « les agriculteurs doivent réapprendre à travailler ensemble » et qu’il faut « aider les agriculteurs à travailler un peu plus collectivement ». Il a d’ailleurs noté que « tout ce qui encourageait le travail en équipe limitait les risques ».
L’approche de Pierrette Desrosiers relève davantage de la psychologie positive et du coaching classique auxquels elle se réfère de façon explicite dans une optique plus nord-américaine que française. Le coaching professionnel est, selon la définition de la Société française de coaching, « l’accompagnement de personnes ou d’équipes pour le développement de leurs potentiels et de leurs savoir-faire dans le cadre d’objectifs professionnels ». Cette notion, initialement venue du monde sportif, est devenue très à la mode et concerne désormais d’autres secteurs puisque l’on parle aussi de coaching de vie, de coaching en image, ou en relooking, etc. etc.
La psychologie positive est une discipline scientifique qui a été créée aux Etats-Unis dans les années 1990 par le psychologue Martin E. P. Seligman, qui est également le créateur du Positive Psychology Center. Si la psychologie traditionnelle s’intéresse généralement aux pathologies (maladies mentales, dépression, anxiété, etc.), la psychologie positive, elle, tend plutôt à mettre l’accent sur le bonheur et le bien-être. Il s’agit donc, selon le Positive Psychology Center, de « l’étude scientifique des forces et des qualités qui permettent aux individus et aux communautés de s’épanouir ». C’est ainsi une discipline qui étudie les émotions, les traits de caractère, les comportements et les organisations qui favorisent bien-être et bonheur. Ainsi que l’affirme Pierrette Desrosiers, « avec ce courant, on ne se centre pas seulement sur des symptômes pathologiques, mais on vise plutôt le développement du plein potentiel de la personne, et l’augmentation de son niveau de bonheur ». La psychologie positive a été notamment popularisée par Tal Ben-Shahar, qui se définit lui-même comme « professeur de bonheur », et qui enseigne cette matière à l’université Harvard.
Pierrette Desrosiers met donc davantage l’accent sur la quête du bien-être plutôt que sur la lutte contre le mal-être. Or, pour elle, cela passe en premier lieu par une sorte de retour aux fondamentaux d’une vie saine, par un réinvestissement dans des activités simples et basiques que l’on tend à négliger par manque de temps, à savoir « réapprendre à dormir suffisamment, à bien manger, à s’investir dans nos relations familiales et, plus largement, dans nos relations importantes. Il faut prendre le temps de se ressourcer, ne serait-ce que quelques minutes de temps en temps dans la journée ».
Autre aspect fondamental à ses yeux, si nous ne pouvons pas à l’évidence changer un certain nombre d’événements, comme par exemple les conditions météorologiques, en revanche, on peut modifier notre façon de réagir face à ces événements. Cela passe notamment par une gestion de nos émotions. Ainsi que l’explique Pierrette Desrosiers, « entre le moment où apparaît la situation et notre réaction, nous avons un espace de liberté et de croissance. On a toujours le choix de nos réactions ». C’est la raison pour laquelle elle privilégie ce que l’on appelle l’intelligence émotionnelle, à savoir « la capacité à comprendre et gérer nos émotions et celles des autres ».
Pour elle, en effet, la seule formation technique ne suffit pas pour réussir sur le plan professionnel. Il est nécessaire d’« augmenter sa capacité à mieux se connaître, gérer le stress et développer ses compétences relationnelles ». Elle en conclut ainsi qu’« il y a 10 ans, le bon entrepreneur était celui qui était le gestionnaire de son entreprise, de ses ressources financières, physiques, naturelles. Aujourd’hui, le bon entrepreneur est celui qui est « gestionnaire de soi », de sa personne. Cette gestion de soi est la condition de la gestion de l’entreprise. Il s’agit de se gérer comme personne pour mieux gérer son entreprise ».
En définitive, comme l’affirme Marie-Ange Rumeau, la présidence de la FDGEDA du Lot-et-Garonne, « avec ces conférences de Pierrette Desrosiers nous voulons que les agriculteurs prennent conscience que, pour garantir la réussite de leur entreprise, ils doivent se préoccuper de leur bien-être ».
En savoir plus : https://wikiagri.fr/articles/le-defi-du-stress-et-du-mal-etre-des-agriculteurs/5494 (article précédent celui-ci, les deux forment un ensemble sur la question du stress en agriculture) ; https://wikiagri.fr/articles/productivite-et-bien-etre-en-agriculture-est-ce-possible-/3420 (article de WikiAgri sur la tournée française de Pierrette Desrosiers + citation de Marie-Ange Rumeau) ; https://wikiagri.fr/articles/agriculteurs-en-depression-des-formations-pour-sen-sortir/3906 (agriculteurs en dépression, des formations pour en sortir) ; www.pierrettedesrosiers.com (site de Pierrette Desrosiers), www.pierrettedesrosiers.com/documents/2010_TravauxInnovationFrance_no165_web.pdf (plusieurs citations de Pierre Desrosiers reprises d’un entretien qu’elle a accordé à Travaux & Innovations, numéro 165, février 2010), www.francois-regis-lenoir.com/tag/francois-regis-lenoir/ (blog de François-Régis Lenoir), www.puzzle-concept.fr (société de service créée par François-Régis Lenoir), www.francois-regis-lenoir.com/2012/02/20/le-bien-public-francois-regis-lenoir-il-faut-recreer-du-lien/ (plusieurs citations de François-Régis Lenoir reprises d’un entretien qu’il a accordé au Bien public le 20 février 2012), www.msa-berry-touraine.fr/lfr/isolement-et-stress-en-agriculture (page du site de la MSA Berry-Touraine où il est question de groupes de parole), www.lafranceagricole.fr/dossiers/sante-le-milieu-rural-s-organise/conditions-de-travail-apprivoiser-le-stress-6412.html (entretien accordé par Jean-Lacques Laplante à La France agricole le 23 janvier 2009), www.ouest-france.fr/francois-regis-lenoir-est-la-fois-psy-et-paysan-10538 (citation de François-Régis Lenoir reprise d’un entretien qu’il a accordé à Ouest-France le 9 juillet 2011), www.youtube.com/watch?v=dlDF5Ow_Ft (citation de François-Régis Lenoir reprise d’une intervention qu’il a effectuée dans une émission de France 3 Champagne-Ardennes du 15 décembre 2014 consacrée au mal-être des agriculteurs), http://storage.canalblog.com/86/85/608912/93375323.pdf (citation de François-Régis Lenoir reprise d’un entretien qu’il a accordé à Travaux & Innovations, numéro 189, juin-juillet 2012), www.positivepsychology.org/ (site du Positive Psychology Center), www.terre-net.fr/actualite-agricole/economie-social/article/dans-sa-ferme-les-cles-pour-etre-bien-dans-ses-bottes-202-108627.html (citation de Pierrette Desrosiers reprise d’un entretien qu’elle a accordée à Terre-net le 17 mars 2015), https://christeljacson.wordpress.com/2015/04/09/psychologie-positive-comment-devenir-producteur-de-sa-vie/ (citation de Pierrette Desrosiers dans un article de Christel Jacson du 9 avril 2015).
Par Eddy Fougier
J'interviens régulièrement dans Wikiagri.fr dans la rubrique "Réflexions". Je suis un "chasseur" de tendances émergentes, d'initiatives originales et d'innovations en lien avec l'agriculture, l'alimentation et les relations, souvent compliquées, entre le monde agricole et le reste de la société. 