Ce mardi 5 novembre 2019, la cour d’appel de Bordeaux devra considérer la tierce opposition de plusieurs associations écologistes pour éviter qu’une mare aux grenouilles incommodant un voisin ne soit bouchée, au mépris de plusieurs lois environnementales. Derrière cette histoire de clochemerle débutée en 2011 (date de la première plainte), qui mine littéralement la vie du couple possesseur de la mare, se pose une question de fond essentielle : jusqu’à quand la justice française va-t-elle cautionner les plaintes contre les bruits des animaux ?
Lire nos précédents articles sur la mare aux grenouilles de Dordogne ici
L’histoire, vous la connaissez. Michel et Annie Pecheras arrivent sereinement à l’âge de la retraite en espérant y goûter après une vie de labeur. Sur la commune de Grignols, en Dordogne, ils ont vu un jour un nouveau voisin arriver. Au début, pas de problèmes. Et puis arrive l’impensable, la plainte émanant de ce voisin contre eux, parce que les grenouilles de leur mare font trop de bruit… Des faits presque anecdotiques, qui prêtent plutôt à sourire dans un premier temps, on a tendance à se dire « où va se nicher la bêtise humaine ? », sans imaginer les conséquences…
Car au fil du temps, cette histoire de clochemerle prend de l’ampleur. Le voisin jusqu’au-boutiste voit une poule aux oeufs d’or dans cette affaire, en particulier le jour où il gagne devant la cour d’appel de Bordeaux en juin 2016. Ainsi, un tribunal a accepté de considérer le coassement des grenouilles comme du tapage nocturne. Et c’est sans doute là que se situe l’aspect le plus insolite de cette histoire, dans cette décision qui fait jurisprudence, la justice française s’est autorisée à condamner à mort des grenouilles parce qu’elles coassent…
Mais pour Michel et Annie Pecheras, c’est un véritable calvaire. Ils sont ainsi condamnés, outre à boucher la mare, à plus de 150 000 € d’amendes et frais divers. Si d’un côté les humoristes s’emparent de l’affaire, de l’autre le couple, qui échappe au paiement immédiat de la somme, n’en voit pas moins sa banque bloquer tous les avoirs.
« Il y a encore à peine 10 jours, s’emporte aujourd’hui Michel Pecheras à WikiAgri, j’ai eu un chèque de 40 euros payé à un dentiste refusé par ma banque. Vous vous rendez compte ? Je suis obligé de demander du liquide à mes enfants pour aller chez le dentiste !«
Epuisée moralement sans doute plus encore que physiquement, Annie Pecheras était à l’hôpital lorsque j’ai appelé les Pecheras. C’est d’abord elle qui a répondu sur le portable, estimant qu’elle ne serait « sans doute pas là » si elle ne s’était fait du mauvais sang avec cette affaire. Son mari Michel (joint ensuite donc), ne mâche pas ses mots : « D’un côté un tribunal nous condamne à boucher la mare, d’un autre la police de l’eau nous interdit de le faire par respect des zones humides et d’une espèce protégée de batraciens. Nous n’avons rien fait, rien demandé à personne, et nous sommes condamnés dans tous les cas !«
Sans même attendre les questions, il reprend : « Nous en sommes à 15 000 € de frais de justice ou de déplacements devant les différentes instances. Aujourd’hui, nous en avons assez, nous voulons que ça cesse. En cas de décision favorable du tribunal le 5 novembre, nous ne voulons que le maintien de la marre et le remboursement de nos frais de justice. Nous aurions de quoi demander des dommages et intérêts pour le préjudice, mais nous n’en voulons pas, juste que ça s’arrête…«
Amer, il ajoute : « On ne ruine pas une famille parce qu’il y a une mare et trois grenouilles qui chantent dedans…«
Juridiquement, ce nouveau passage devant la cour d’appel le 5 novembre est rendu possible selon la procédure dite de « tierce opposition », ce qui signifie que de nouveaux plaignants (les « tiers ») se sont ajoutés à l’affaire pour qu’elle soit réexaminée. En l’occurrence, il s’agit d’associations écologistes qui trouvent inadmissible le sacrifice des grenouilles… Et comme les lois de protection de l’environnement sont a priori en leur faveur, l’espoir de remporter enfin ce procès aux multiples épisodes est réel chez les Pecheras…
Au-delà de cette affaire, la question est posée de la recevabilité des plaintes qui s’accumulent ces derniers temps de la part de personnes souhaitant visiblement coloniser la campagne selon leurs propres critères, sans tenir compte de la nature. Un chant de coq fait l’objet d’un procès, des cloches au cou des vaches, le tintement de la cloche d’une église, et même le chant des cigales devient importun !
Pierre Morel-à-L’Huissier, député de la Lozère qui s’est spécialisé dans la ruralité, a élaboré au mois de juin dernier une proposition de loi, qui devrait être votée à l’Assemblée nationale à la fin de l’année ou début 2020, puis adoptée définitivement « courant 2020 » (selon le principal intéressé) après un passage en deuxième lecture au Sénat. Quel est l’objet de cette proposition de loi ? L’idée consiste à faire reconnaitre l’existence d’un patrimoine rural qui ne soit pas que matériel (châteaux, moulins, etc.) mais également sensoriel (bruits, odeurs…). « Un peu sur le principe du patrimoine immatériel de l’Unesco qui a reconnu récemment la gastronomie française, même s’il ne s’agit pas des mêmes règles« , commente le député pour WikiAgri.
Concrètement, il s’agirait de constituer, dans chaque département, un inventaire des bruits et odeurs à considérer comme « patrimoine sensoriel », et dont cette qualification serait opposable, en cas d’attaque judiciaire, au « trouble anormal de voisinage », régulièrement invoqué dans ces cas-là. Une fois la loi votée donc, il appartiendrait à chaque département de constituer une commission chargée de dresser cet inventaire.
Le texte actuel de la proposition de loi (dont l’intitulé est « loi visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises ») est appelé à être amendé à l’Assemblée, puis au Sénat pour une adoption définitive courant 2020. Pierre Morel-à-l’Huissier souhaite également saisir le Conseil d’Etat entre-temps pour en consolider les termes, qu’elle soit irréprochable et parfaitement comprise. Il précise enfin : « il ne s’agit pas d’interdire de porter plainte, c’est évidemment un droit dans notre pays, mais de donner la base juridique pour se défendre aux personnes qui ne sont victimes que de la mauvaise humeur de leurs voisins. » Le député ne le dit pas en ces termes, mais moi je m’autorise ce commentaire : c’est quand même fou qu’on en arrive à devoir imaginer une loi pour se prémunir des emm…
Signalons enfin que Pierre Morel-à-l’Huissier ne tient pas à donner son avis sur l’affaire particulière de la mare aux grenouilles, il s’estime soumis à un devoir de réserve en tant que législateur.
Seulement cette loi va donc intervenir après le jugement de la mare aux grenouilles. Il revient donc aux parties civiles (la tierce opposition, donc des associations écologistes) de faire valoir leurs arguments environnementaux réclamant le respect des lois sur les zones humides ou autres préservations des espèces. Ce 5 novembre, le jugement ne sera pas entièrement refait. Seuls les trois avocats (celui des voisins plaignants, celui des Pecheras, et celui des parties civiles) s’exprimeront devant la cour, laquelle ne devrait pas statuer de suite, mais se donner le temps de la réflexion.
En attendant le verdict, Michel et Annie Pecheras vont continuer, encore quelques semaines, à contempler cette mare avec un regard teinté d’espoir et de craintes, de rage et d’anéantissement, de révolte et d’indifférence… Vivement le soulagement !
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LE CITADIN ET L’AGRICULTEUR
Le citadin ayant jeté tout l’hiver
se trouva fort dépourvu
quand l’été fut venu.
Pas une seule goutte d’eau
de robinet ou de piscine.
Il alla crier sécheresse
Chez l’agriculteur son voisin
Lui ordonnant de lui préter
quelques gouttes pour subsister
jusqu’à la saison nouvelle
je vous couperai l’eau lui dit il
Avant l’Aout, plus d’irrigation
sécheresse à l’horizon
L’agriculteur est très généreux
c’est là son moindre défaut.
Que faisiez vous au temps pluvieux ?
Dit il à cet assoiffé .
Nuit et jour à tout venant
Je jetais, ne vous déplaise
Vous jetiez ? J’en suis fort aise
Et bien ! Vous m’avez tué maintenant.
LA CIGALE ET LA FOURMI
La Cigale, ayant chanté tout l’été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue.
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l’août, foi d’animal,
Intérêt et principal.
La Fourmi n’est pas prêteuse ;
C’est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
Vous chantiez ? j’en suis fort aise :
Et bien ! dansez maintenant.
La Cigale et la Fourmi est la première fable du livre I de Jean de La Fontaine
édité pour la première fois en mars 1668
A l’époque la liberté d’expression n’existait pas, aujourd’hui tout le monde parle
Mais personne n’écoute …