Même si de nombreux signaux sont au vert, il reste difficile de se projeter dans l'investissement du fait du manque de main d'œuvre, du coût des matériels et de l'absence de garanties.

La fibre du lin textile

L’ETA Vandermeersch, père et fils, déroule son savoir-faire historique à 100 % pour la culture exigeante et stressante du lin fibre qui reste risquée à bien des égards quoiqu’en plein développement… La page de l’après-betterave n’en reste pas moins difficile à tourner suite à la fermeture de la sucrerie locale de Cagny (14).

Au sud de Caen, la vie d’entrepreneur agricole n’a jamais été un long fleuve tranquille. Et ce ne sont pas Bruno et Sébastien Vandermeersch, les patrons père et fils de l’ETA éponyme, qui diront le contraire. Basés à Fontenay le Marmion, les entrepreneurs sont situés dans un secteur fortement céréalier de la plaine sud de Caen, où les agriculteurs sont globalement bien équipés en matériel. Le secteur est par ailleurs sensible aux effets du réchauffement climatique et aux coups de chauds de fin de printemps et de début d’été du fait de sols superficiels. Dans ce type de « terroir », la vocation d’une entreprise de travaux est naturellement de se tourner vers les cultures industrielles qui réclament un savoir-faire et des équipements spécifiques que les exploitants n’ont pas intérêt d’acquérir en propre ou même en Cuma. C’est le choix historique que l’ETA Vandermeersh a fait depuis sa création par le père de Bruno, à la fin des années 50, avec une spécialisation dans le lin textile et la betterave sucrière. « À cette époque, je n’étais encore qu’un enfant, rembobine Bruno.  C’était le tout début de la mécanisation. Les arrachages du lin se faisaient encore à la main et en petites gerbes. Nous avions du tout petit matériel. Nous étions encore loin des roundballers actuels. Cependant, quand je me suis installé sur l’entreprise en 1994, de gros progrès avaient déjà été faits et nous avions deux arracheuses à lin. Aujourd’hui, nous en avons quatre ainsi que deux retourneuses doubles ». « Nous avions aussi une forte activité betteravière qui nous occupait une partie de l’année et qui était très complémentaire avec le lin fibre, complète Sébastien. Nous attaquions les semis de betterave au printemps, puis les travaux d’arrachage et de retournage du lin, et ensuite les arrachages de betteraves… et nous avions toute la période hivernale pour l’entretien du matériel. Avec l’exploitation agricole de 120 ha à côté, nous avions trouvé un bon équilibre. Nous envisagions même d’investir dans une deuxième arracheuse à betterave. Tous les signaux étaient au vert ». 

L'ETA réalise tout l'entretien du matériel avec un salarié à plein temps partagé avec l'exploitation agricole.
L’ETA réalise tout l’entretien du matériel avec un salarié à plein temps partagé avec l’exploitation agricole.

Fermeture de sucrerie

La culture de la betterave sucrière a malheureusement disparu depuis, suite à la fermeture brutale de la sucrerie (SudZücker – Saint-Louis) de Cagny après une dernière récolte faite à l’hiver de 2019. Une fermeture qui est intervenue quelques mois après que la direction de l’usine avait présenté aux planteurs un plan ambitieux de développement avec le recrutement de nouvelles zones de production jusque dans les secteurs d’élevage du bocage. Cinq ans après, l’ETA Vandermeersch a traversé la tempête, mais elle reste encore sous le choc à la recherche d’un nouvel équilibre. Les entrepreneurs gardent aussi en mémoire ce risque qui est celui d’entreprendre et de tout perdre.« En tant qu’entrepreneurs, c’est nous seuls qui portons les risques dans l’achat de matériels, souligne le jeune co-gérant de l’ETA. Nous n’avons pas de contrat qui nous protège réellement. Avec le syndicat régional des entrepreneurs de travaux EDT, nous avons tenté de demander au groupe sucrier de couvrir notre préjudice par voie judiciaire. Mais cela n’a pas été possible, et ils ont même tenté de renverser la situation en nous mettant en cause ». 

Aujourd’hui, le savoir-faire de l’entreprise s’oriente ainsi à 100 % dans les chantiers d’arrachage et de retournage du lin fibre avec un salarié à temps plein, partagé avec l’exploitation agricole et quatre saisonniers pendant l’été et la fin du printemps. La récolte du lin nécessite une étape d’arrachage par laquelle le lin est redéposé en nappes ordonnées sur le sol. Ces nappes sont exposées à la pluie et au soleil pour le rouissage qui va permettre d’améliorer la qualité de la fibre, de lui donner sa couleur argentée et de la désolidariser du reste de la tige. Elles doivent ensuite généralement être retournées une ou deux fois selon l’épaisseur et la météo. Enfin, la nappe de lin est enroulée en bottes pour le stockage dès que les conditions le permettent. 

Dérèglement climatique

La culture du lin textile est très porteuse actuellement avec des prix qui semblent rester rémunérateurs, les teillages investissent dans de nouvelles lignes et les surfaces se développent. Paradoxalement, pour l’ETA, il reste bien difficile de savoir comment développer une activité qui semble fortement risquée à bien des égards. « Les clients de nos teillages sont l’Inde et la Chine.  Or l’activité économique ne se porte pas pour le mieux en Chine actuellement, souligne Bruno Vandermeersch. L’effondrement des prix reste possible, n’oublions pas l’épisode de Covid où la demande a été quasiment anéantie pendant plusieurs semaines.  C’est une épée de Damoclès qui nous pèse. Pour se sécuriser, il faudrait recréer des usines textiles en France. Il y a quelques initiatives en ce sens, mais pour des volumes très faibles ». En outre, le dérèglement climatique rend complexe la culture du lin qui est sensible à la sécheresse sur le mois de juin et aux conditions météorologiques jusqu’au roulage. 

Le rouissage au sol est une étape délicate et stressante.
Le rouissage au sol est une étape délicate et stressante.

Lin d’hiver

« En 2024, nous avons arraché près de 1400 ha de lin et pour moitié en lin d’hiver ! Le lin d’hiver est une vraie nouveauté depuis dix ans. C’est ce qui a sauvé la culture dans notre secteur, car on arrache plus tôt en juin et on esquive les problèmes de sec. Il n’y aurait plus de culture de lin au sud de Caen s’il n’y avait pas eu le lin d’hiver. Tout ne tient décidément qu’à un fil », tranche Sébastien. La problématique aujourd’hui pour les entrepreneurs est aussi de trouver de la main d’œuvre saisonnière pour cette culture un peu méconnue, d’autant plus au mois de juin où les étudiants des filières agricoles sont encore en cours… Un autre défi du développement est celui de l’élargissement de la zone de culture vers des secteurs plus bocagers et plus pentus. Les machines n’ont pas été conçues pour cela, par ailleurs, les nouveaux entrants dans la culture du lin n’ont pas tous bien conscience de la difficulté que représente cette culture. « Il y a de belles années dans le lin, mais parfois, le revenu est à zéro ou négatif en cas de crise économique ou d’impossibilité de récolter », souligne Bruno. Le renchérissement des machines est un autre défi. « Aujourd’hui, une retourneuse coûte 150 000 € et une arracheuse 300 000 €. Et tous les ans, on augmente de 15 000 € sur le prix de l’arracheuse et il y a un an d’attente à la commande », constate l’entrepreneur. Cette tension sur le matériel en provenance à 100 % de Belgique aurait cependant pour effet positif de réguler le marché en évitant un développement trop important de la production vis-à-vis de la demande.

Cela fait dix ans que le lin fibre d'hiver se développe dans le secteur.
Cela fait dix ans que le lin fibre d’hiver se développe dans le secteur.

Partage du risque

Le lin est une culture particulièrement risquée et stressante et en tant qu’entrepreneur, il se pose la question du partage des risques avec les agriculteurs. Il faut prendre sa juste part et pas trop. « Nous laissons aux agriculteurs la responsabilité de la décision dans leurs dates d’arrachages ou de retournement », expliquent les entrepreneurs. L’entreprise ne propose pas de chantiers de semis qui sont réalisables avec un semoir à céréales classique. « Par ailleurs, nous faisons le choix de ne pas proposer les chantiers d’enroulage (de récolte NDLR) aux clients, sauf pour du dépannage, ajoute Sébastien. Le roulage ne mobilise pas de matériel excessivement coûteux et nous pensons que les agriculteurs ont plus intérêt à investir par eux-mêmes pour une meilleure réactivité au moins pour une partie de leurs surfaces. Le roulage est une étape clé. Si on roule trop tôt, le lin se comporte moins bien au teillage et donne une fibre de moins bonne qualité et donc le lin sera moins bien payé. Mais si on attend de trop, le risque est de ne pas pouvoir récolter du tout. C’est une question de compromis pour l’agriculteur. À chaque étape, à chaque décision prise, on peut améliorer ou au contraire dégrader la valeur de la culture et donc la rentabilité. Chaque conseil donné peut rapporter beaucoup ou au contraire dégrader le revenu et cela dépend aussi fortement de la météo. Depuis plusieurs années, le lin est une culture à forte valeur ajoutée, mais il peut arriver qu’on ne récolte rien du tout et avoir un revenu négatif. Parfois, on est obligé de le brûler, car on n’est pas parvenu à le récolter à temps et parfois ce sont les cours qui s’effondrent. Le lin est une culture stressante, mais complètement passionnante », conclut Sébastien. 

Un rouissage réussi produit une filasse souple et aux reflets gris argentés.
Un rouissage réussi produit une filasse souple et aux reflets gris argentés.
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