11 octobre suicide agri

Suicides en agriculture, la conscience mérite plus qu’une journée

La journée du 11 octobre de soutien aux familles des agriculteurs qui se sont suicidés eut bien des vertus, à commencer par contenter les quelque 2000 personnes ayant fait le déplacement à Sainte Anne d’Auray dans le Morbihan depuis partout en France. Au travers de l’homélie de l’évêque de Vannes Mgr Centène, mais aussi du soutien officiel du pape François, le message consistant à prendre conscience du fléau qui s’empare de nos campagnes fut largement diffusé… Et maintenant ?

Le site de Sainte Anne d’Auray, magnifique avec sa basilique grandiose, se prêtait parfaitement à cette manifestation. L’organisation était parfaite, avec une grand-messe que le profane que je suis (respectueux des religions, mais non pratiquant) qualifierait à la fois de spectaculaire et émouvante. Le chant des choeurs, faisant résonner chaque prière jusqu’aux parois de la nef, les processions, l’habit impeccable de l’évêque… La cause fut prise très au sérieux, totalement appropriée par le diocèse.

Le côté catho est-il gênant ?

Jacques Jeffredo, organisateur de la journée, a voulu rendre hommage aux familles agricoles endeuillées. Une journée ni pro, ni anti syndicale ; ni pro, ni anti politique… D’ailleurs, il n’y eut que très peu de représentants des uns et des autres, aucun dirigeant connu. Jacques Jeffredo s’est donc appuyé sur l’église, il lui fallait un socle.

Un socle intéressant au demeurant. D’abord par rapport à l’histoire de l’agriculture, souvent liée à l’église. Rappelons par exemple que le CNJA (ancien nom du syndicat des Jeunes Agriculteurs) a longtemps connu des connexions avec la JAC, Jeunesse agricole catholique, aujourd’hui disparue. Rappelons les animaux bénis (cela arrive encore parfois, mais très rarement), ou encore la « messe des laboureurs », célébrée régulièrement il n’y a encore pas si longtemps avant une épreuve de concours de labour… Entre autres exemples.

Ensuite parce qu’il s’est agi d’un hommage. S’il y eut aussi des conférences sur le sujet du suicide en agriculture, l’hommage à travers une grand-messe, avec plusieurs gestes symboliques forts, ne pouvait être que réussi. Qu’un moyen de réchauffer les coeurs meurtris des familles visées. J’ai personnellement reçu plusieurs témoignages du style « c’est la première fois que l’on parle de nous, qu’on ne nous évite pas… » ou encore « moi, je ne suis pas croyante, mais je suis sensible à cette journée« .

Enfin, si l’on examine les causes des suicides, on se rend compte qu’ils existent dans une société d’indifférence, qui accepte la solitude d’autrui, qui ne cherche pas à savoir si tel ou tel changement ou telle ou telle décision peuvent avoir des répercussions sur le mode de vie, en l’occurrence, des agriculteurs. Les repères manquent, pour les individus pour se raccrocher à quelque chose, mais aussi par rapport à certains décisionnaires, qui n’obéissent plus aux valeurs traditionnelles auxquelles sont si attachés les agriculteurs.

Or, pour ces repères, pour ce socle de tradition et de respect d’autrui, l’église peut représenter une solution réelle. Parce qu’elle est garante de valeurs finalement très proches de celles recherchées, d’autant qu’elle a elle-même bien évolué, devenue beaucoup tolérante au fil des années, à tel point que des non catholiques sont les bienvenus aujourd’hui. Qui eut crû, il y a seulement 15 ou 20 ans, que des messes seraient célébrées par des laïcs de nos jours (ce qui arrive de plus en plus fréquemment dans nos campagnes où la baisse du denier du culte ne permet plus d’entretenir la présence de curés sur tout le territoire) ? A une époque où les repères s’envolent, l’expression populaire « remettre l’église au centre du village » prend tout son sens. Il ne s’agit sans doute pas de la seule solution envisageable, mais on peut qualifier celle-ci de tout à fait acceptable, et responsable. Et je pense qu’il est possible d’y adhérer y compris sans être, a priori, concerné par la religion.

Le message du pape François, l’homélie de l’évêque de Vannes

Au moment même où la messe était célébrée à Sainte Anne d’Auray, une autre se déroulait à Madrid, et une autre à Rome, avec le même thème. L’évêque de Vannes a également évoqué un message du pape François, directement adressé aux trois assistances, pour les bénir. Le même pape avait déjà montré tout son intérêt pour les agriculteurs dans son encyclique sur l’environnement, diffusée en juin dernier. Cette fois, il inclut ceux qui vont jusqu’au suicide, montrant un axe de modernité de l’église actuelle : l’époque où les suicidés n’avaient pas le droit aux cimetières n’est finalement pas si lointaine…

Monseigneur Centène lui-même a prononcé, lors de la messe, une homélie particulièrement orientée sur le mal des campagnes. Morceaux choisis (d’après prise de notes, vous aurez le texte complet en lien en fin d’article dès qu’il sera disponible) : « (Nous sommes) réunis pour dire notre solidarité avec le monde paysan en souffrance. Pas seulement pour des raisons économiques, mais une souffrance qui touche à l’existentiel. Elle se traduit par la suppression de la vie. (…) Derrière ces crises, une vie brisée, la souffrance d’une famille. (…) Le suicide d’un paysan revêt un caractère particulier, parce qu’il (concerne) celui qui a la charge de la vie. Celui à qui Dieu a confié la charge de la création fait oeuvre de destruction, et sur lui-même. (à propos des causes) (Il n’y a) pas que la guerre qui tue, la loi du marché est dévastatrice. (…) Le paysan est plus vulnérable que les autres. Un capital peut se reconstituer, une usine se reconstruire, un magasin se racheter, (tandis que) le lien qui unit le paysan à sa terre est unique et indestructible. (…) Il veut pouvoir vivre de son travail, et pas de subventions, de primes, ou de délais de paiement, qui nuisent à sa fierté. Redécouvrir la beauté de la création…« 

Le choix des symboles, Yvon Nicolazic bientôt canonisé ?

La journée fut marquée par une symbolique particulièrement soignée. Devant la basilique, 600 croix blanches, illustrant les 600 suicides d’agriculteurs par an (selon le décompte de Jacques Jeffredo, lire nos articles précédents, en lien à la fin de celui-ci).

A l’issue de la messe, une procession a devancé l’assistance pour se rendre un peu en contrebas dans les jardins, face à la statue monumentale de Sainte-Anne. Là, une autre statue, drapée, attendait son inauguration : celle de Yvon Nicolazic, le paysan breton auprès de qui Sainte-Anne, mère de la vierge Marie, est apparue en 1623. Après avoir levé le drap et donc inauguré la statue, l’évêque de Vannes précisait que le procès en canonisation de Yvon Nicolazic est désormais ouvert, comprenez que le Vatican étudie s’il a accompli des miracles et peut donc devenir un saint. Une plaque doit être apposée sur cette statue (magnifique, réalisée par le sculpteur Robert Vaillant) avec la mention « Seigneur, avec « Madame Sainte Anne » et Yvon Nicolazic paysan breton, nous te prions pour les agriculteurs qui, très inquiets pour leur avenir, espèrent en toi« . En d’autres termes, l’éventuelle canonisation de Yvon Nicolazic est directement liée par l’église au phénomène de société qui conduit à des suicides d’agriculteurs.

Conférences et discussions

La journée s’est poursuivie l’après-midi par des conférences, ayant pour but, entre autres, de donner les signes comportementaux qui peuvent conduire à un suicide, pour donc permettre aux familles d’anticiper et d’éviter ces actes irréparables. Au-delà, j’ai personnellement recueilli plusieurs témoignages. Deux d’entre eux, particulièrement prégnants, vont faire l’objet chacun d’un article à part entière les jours prochains.

Mais je peux aussi vous rapporter les propos de Sylvie Demaine, éleveuse porcs et lait dans l’Orne avec son mari, qui constate que le système a fortement évolué au fil des années, et que l’actuel « enlève à l’agriculteur tout choix de destination de sa production. Tous ceux qui ne sont pas dans les circuits courts ne savent plus pour qui ils produisent. On leur demande toujours plus, on leur impose des modes de production, des mises aux normes, des objectifs de rendement… Certains arrêtent la profession, d’autres ont des « solutions » plus définitives« …

Un salarié d’une entreprise agroalimentaire bretonne met lui en avant ce « nouveau » management qui consiste « à utiliser le stress comme facteur de productivité, en estimant que plus le personnel est stressé, plus il sera efficace au travail« . Il parle en l’occurrence de salariés, mais a tenu à se rendre à la journée pour « montrer (sa) solidarité avec un monde qui travaille toujours davantage dans ce stress« , en particulier en pensant à un voisin à lui, agriculteur, qui a failli passé à l’acte récemment.

Et maintenant ?

La grande question, et maintenant ? Qu’est-ce qui peut avoir changé après une telle journée ?

Déjà, la quête de la reconnaissance. Elle était attendue. Il y avait donc près de 2000 personnes venues de toute la France (Somme, Nancy, Metz, Drôme et même Côte-d’Azur, entre autres…). La basilique pouvant contenir près de 1500 personnes, les travées étaient combles, l’impression d’avoir plus de monde encore était réelle. Ces personnes ont donc apprécié l’effort consenti pour elles, puisqu’elles-mêmes ont fait celui du déplacement. Cette reconnaissance, on a senti qu’elle fait partie d’un besoin pour aller au-delà d’un vécu difficile. La journée a donc été utile.

Aujourd’hui, ce mouvement ainsi créé ne revendique rien. Il ne montre du doigt personne, ne cherche pas de responsables (et c’est heureux ainsi). S’il devait se poursuivre, il pourrait évoluer en une véritable réflexion sur les causes du mal, de manière à ce qu’elle soit incluse dans d’autres réflexions, économico-stratégiques, sur l’avenir de notre agriculture. Le suicide, ou le mal-être, est un phénomène qui existe, qu’on ne peut nier, qui concerne, finalement, plus de familles qu’il n’y parait. Ce ressenti de solitude extrême face à des problèmes accumulés n’est-il pas, finalement, indigne d’une société comme la nôtre ? Comment continuer de ne pas le prendre en compte dans des réflexions plus larges ?

 

En savoir plus : https://wikiagri.fr/articles/11-octobre-2015-journee-de-deuil-national-en-memoire-du-paysan-meconnu/6157 (tribune rédigée par Jacques Jeffredo, organisateur de la journée) ; https://wikiagri.fr/articles/11-octobre-2015-journee-nationale-pour-les-familles-des-suicides-en-agriculture/4967 (article expliquant les raisons de la journée du 11 octobre) ; http://www.vannes.catholique.fr/wp-content/uploads/2015/10/Hom%C3%A9lie-Mgr-Messe-agriculteurs-suicid%C3%A9s-12-10-2015.pdf (le texte complet et précis de l’homélie de Raymond Centène, évêque de Vannes).

Ci-dessous, l’arrivée de l’évêque de Vannes, Mgr Centène, dans la basilique Sainte Anne d’Auray.

Avant la cérémonie, Jacques Jeffredo (ici interviewé par RTL) et quelques amis, tous bénévoles, avaient érigé 600 croix blanches devant la basilique, certaines tombant sous l’effet d’un fort vent breton.

Ci-dessous, l’homélie prononcée par Monseigneur Centène, évêque de Vannes, fut particulièrement écoutée par les agriculteurs présents.

Ci-dessous, la porte de la basilique a dû rester ouverte pour permettre au public n’ayant pas pu entrer d’assister tout de même à la grand-messe.

Ci-dessous, à peu près 2000 personnes ont fait le déplacement jusque dans le Morbihan, depuis partout en France.

Ci-dessous, la statue de Yvon Nicolazic, paysan breton, et peut-être bientôt saint.

Ci-dessous, Jacques Jeffredo, l’organisateur de la journée.

Ci-dessous, salle comble, aussi, pour les conférences.

Une célébrité dans l’assistance, le marin Eugène Riguidel.

Ci-dessous, vidéo de l’une des reprises médiatiques de la journée.

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